Sally eut un mouvement de recul en entrant dans l’ascenseur. En ce mardi matin elle était prête à tout, mais pas à côtoyer Harry. Voilà deux semaines qu’ils avaient rompu. C’était bien la première fois qu’elle se faisait larguer ainsi. Même si elle le redoutait depuis longtemps. C’était la première fois qu’elle se faisait larguer tout court !Après un regard assassin vers le jeune homme, elle pénétra tout de même dans la cabine. Comme toujours, le matin, il y avait un monde fou devant les ascenseurs et les places étaient chères. Pour une fois qu’elle était un peu en avance et n’allait pas se faire tancer par Judith, sa supérieure.La jeune femme se coinça le plus loin possible de l’objet de sa rancœur. Bien qu’elle sentît le poids du regard de l’être honni, elle fit tout son possible pour l’ignorer. Juste un coup d’œil tout de même pour voir s’il l’observait, elle détourna la tête, le rouge aux joues.Pourquoi lui avait-il dit cela ?—  Sally, je voudrais que nous fassions une pause dans notre relation.—  Une pause, pourquoi ?—  Je ne sais pas, mais il faut qu’on le fasse.Il devait avoir une maîtresse, c’était cela. Une de ces nanas qu’il reluquait en douce, croyant qu’elle ne le remarquait pas. Probablement une de ces blondasses avec des lolos en obus. Il était sûr qu’elle ne pouvait pas concurrencer : brune à poitrine menue.Mais qu’est-ce qu’il lui avait pris ? La soirée précédente, ils avaient fait l’amour comme tous les samedis soir et crac, le dimanche il la quittait. Incompréhensible ! Voilà dix ans qu’ils se connaissaient et qu’ils s’aimaient, vraiment incompréhensible.Dix ans, n’était-ce pas plus, se demanda Sally ? Oui, très certainement, ils avaient quoi ? neuf ou dix ans, peut-être, quand il lui avait pris la main pour une promenade sur les berges de l’Hudson sous la surveillance de leurs parents respectifs. Cela s’était fait simplement, naturellement. Et l’année suivante quand Buddy, ce grand imbécile, avait soulevé sa jupe dans la cour de l’école, il s’était battu avec lui pour laver l’affront. Bien sûr, il avait eu le dessous, l’escogriffe lui rendait trois ans et trente centimètres.Tout de même, qu’il était beau, ce jour-là avec tous ses pansements !Et puis à l’entrée en High School, il devint évident pour tous qu’ils étaient ensemble. Cela ne voulait pas dire grand-chose, mais aucun garçon n’aurait osé conter fleurette à Sally. Ils savaient qu’ils auraient à faire avec Harry. Un Harry qui évoluait, prenait du muscle et de l’assurance. À cette époque-là , elle passait ses samedis à le regarder jouer au baseball.Fantasmait-elle quand elle regardait ce corps ruisselant de sueur et ces muscles tendus par l’effort ? Probablement, mais elle ne savait plus. Sa présence auprès de lui devenait de plus en plus une évidence et après la Graduation, ils poursuivirent leur parcours scolaire dans la même université.Sally sortit momentanément de ses songes quand un rustre la bouscula pour quitter l’ascenseur. Elle osa un rapide coup d’œil vers son ex, qui lui l’avait noir, l’œil, et regardait sans aménité le rustaud sortir de l’ascenseur au quarante-cinquième étage. S’il avait été à ses côtés, il l’aurait protégée, mais ça, c’était avant… avant la rupture. Encore quarante étages avant qu’il ne sorte, il travaillait au quatre-vingt cinquième et elle dix étages plus haut. Ils avaient eu la chance de pouvoir vivre et travailler au même endroit, être toujours ensemble. Maintenant cela n’avait plus de sens, c’était même une gêne.Comment cela avait-il pu arriver, elle ne comprenait pas. Pourtant, elle l’aimait et supposait la réciproque évidente. C’était sûr… il avait rencontré une autre fille. Que pouvait-il lui trouver qu’elle n’avait pas ? Peut-être une allumeuse qui lui avait fait tourner la tête. Oui, obligatoirement c’était cela. Une greluche qui lui avait fait du rentre-dedans. Une nana comme Cassy, qui arrivait à tailler une pipe à un mec au vu et au su de tout le monde pendant une party. Peut-être que c’était elle, d’ailleurs… Cette salope, elle allait lui arracher les yeux. Cassy avait tout pour elle : une taille de guêpe, des jambes interminables, une poitrine de compétition et une bouche, une bouche… Une bouche à tailler des pipes, la salope !Sally devenait pivoine à s’auto-exciter sur ses suppositions utopiques. Et puis quoi, n’avaient-ils pas, eux aussi, une sexualité épanouie ? Bon, cela avait été laborieux. Harry avait toujours été très courtois, même s’il mettait en évidence certaines envies, elle les avait superbement ignorées. Jeune fille, elle se demandait bien ce qui tendait le short de son ami, et ne comprenait pas vraiment pourquoi il se frottait tellement à elle. Cela n’était pas désagréable et éveillait des désirs inconnus.L’université, en dehors de dispenser un savoir était aussi le lieu des premières indépendances et, pour certains, des premiers émois. Sally et Harry ne cohabitaient certes pas, mais se rapprochaient de plus en plus. Inéluctablement, un soir d’automne, ils se retrouvèrent dans le même lit. Pas vraiment qu’ils avaient prémédité la chose, mais les circonstances avaient fait leurs œuvres.Le garçon, après une soirée studieuse quitta son amie pour regagner ses pénates. Quelle ne fut pas la surprise de cette dernière quand elle le vit revenir, penaud et expliquant qu’il avait perdu ses clés et ne pouvait plus accéder à ses quartiers ! Assertion invérifiable et que d’ailleurs la belle ne vérifia pas, trop contente de garder auprès d’elle l’être aimé.L’hymen de Sally s’envola ce soir-là . Cela se fit naturellement sans grandes fioritures. Elle le désira et il la pénétra. Le premier pas franchi, la vie du couple en devenir changea radicalement. Harry délaissa ses appartements pour vivre plus étroitement avec sa belle.Ce furent des débuts épiques, où le sommeil, et éventuellement quelques galipettes, se faisaient dans un lit de quatre-vingts centimètres de large. Toutefois les retours dans le New Jersey et dans leur lieu d’origine donnaient de plus en plus une légitimité à leur relation.Leurs ascendances avaient entériné la création de ce couple et bien sûr se fréquentaient de plus en plus. Un certain nombre de barbecues furent organisés pour, comme l’on disait, faire connaître les familles. Pour tout le monde, il y avait une évidence : Harry et Sally se marieraient et auraient beaucoup d’enfants, comme le veut la formule consacrée.La jeune femme le supposait aussi et l’appelait d’ailleurs de tous ses vœux. Personne ne trouvait à redire quand ils s’isolaient un peu. Un soir, le Céladon l’entraîna au fond de la propriété et sous les frondaisons obscures. Il la fit asseoir sur la balançoire de leur jeunesse pour à nouveau lui conter fleurette.Doux souvenir où la main du garçon, exploratrice impénitente, s’aventurait impunément sous la fripe féminine. Douce chaleur qui parcourait sa peau à peine voilée. Titillement érotique d’un sein. Chatterie de la dextre remontant du genou à l’aine, enfin toutes les blandices des sens qui amenèrent la demoiselle à être demandeuse d’aller plus avant.C’est à même l’escarpolette qu’elle fut prise. L’agrès participant à l’instabilité du mouvement, le galant fit de son mieux pour mener sa compagne à l’extase. Cette situation insolite et imprévue était de celle qui emballait la libido de l’amante. L’orgasme fut aussi violent qu’expressif !Doux souvenir qui perdura longtemps dans la tête de Sally. Doux souvenir qui s’effaça quand, une autre soirée, elle partit à la recherche de son bien-aimé. Ses pas la menaient instinctivement vers cet endroit où elle avait connu l’extase. Son souvenir bissait quand elle vit son amour auprès de la même balancelle.Elle s’imaginait toujours à cette place, mais le seul problème était que sa sœur aînée l’occupait. Elle regardait la chose comme dans un flash-back. Les gestes étaient les mêmes, les soupirs se ressemblaient. Les jupes relevées dévoilaient des antres similaires. Elle s’enfuit pour ne pas savoir, pour ne pas entériner quelque chose qu’elle refusait de voir.Une posture de l’autruche qui dura longtemps. Plutôt que d’intervenir, elle laissait faire les infidélités de son partenaire. Plus d’une fois, elle regardait les filles qui l’entouraient se demandant laquelle avait fait un tour dans son lit. Peu lui importait, car elle savait qu’il lui revenait toujours.Au fond d’elle-même, sa jalousie bouillonnait. Près de la porte du lift, un jeune homme et une jeune fille probablement très épris se collaient l’un à l’autre. Cela faisait un moment qu’elle regardait, qu’elle jalousait ce jeune couple. Ils se tenaient, main dans la main, se bécotaient sans vergogne. Ils donnaient la parfaite image du bonheur alors qu’elle était si triste !Les petites caresses du garçon, les petites attentions, toutes ces choses qui font reconnaître un couple amoureux, blessaient profondément l’âme de Sally. Elle désirait, elle voulait une main aussi attentionnée sur elle. Pas n’importe quelle main, juste celle de l’énergumène qui se tenait à deux mètres d’elle. Ces mains si douces et si fermes qui arrivaient à éveiller en elle des sentiments que nul autre ne révélerait.Une douce chaleur envahissait Sally, ces touches l’obnubilaient. Instinctivement, elle serra les genoux, imaginant ces mains glissées sous sa jupe et caresser ses jambes gainées d’un soyeux collant. Immédiatement, elle regretta de ne pas avoir couvert ses gambettes de bas bien plus affriolants. De ces artifices qui faisaient chavirer le cœur et les sens de l’homme.La jeune femme osa un regard vers l’être aimé et découvrit un œil plus que concupiscent. Un œil plein de convoitise. Un œil qui promettait tout, mais ne disait rien.Arrivés au quatre-vingt-cinquième étage, elle savait qu’Harry allait sortir, et appréhendait le moment où il allait la frôler pour quitter l’ascenseur. Il s’avança et se planta carrément devant elle en lui disant :—  Je peux venir, ce soir ?—  Oui, répondit-elle simplement.Ses yeux papillonnaient et son cerveau se demandait si ses oreilles avaient bien entendu. La vue confirma la chose quand, entre les portes se refermant, elle vit le garçon lui faire un sourire et un petit signe de la main.Entre le quatre-vingt-cinquième et le quatre-vingt-quinzième étage, l’esprit de Sally erra dans les limbes d’un univers langoureux. Harry lui était revenu, comme toujours. Elle ne connaissait ni le pourquoi ni le comment, mais il lui revenait et c’était bien là l’essentiel.Les pensées de l’amoureuse vagabondèrent encore et encore pendant ce court parcours ascensionnel. Arrivée à destination, dans cette grande tour, elle était contente. Dans son esprit, Harry Connick Jr chantait « Just the way you are ». Joviale et guillerette, la jeune femme regarda la pendule à la sortie de l’ascenseur. Harry lui revenait et pour une fois, elle était à l’heure pour prendre son travail.L’horloge affichait huit heures quarante-cinq AM en ce onze septembre deux mille un.Sally était heureuse.