Septembre 1761Le froid a déjà envahi Paris. Cela fait plus d’un mois, maintenant, que je vis caché. Comme si j’étais le pire des assassins. Ma tête est mise à prix, et tout ça pour celle de cet ignoble Comte de la Canotière ! Et pour une femme. On m’avait dit de me méfier des femmes…Je viens d’apprendre que le duc de Choiseul a tout juste conclu une sorte de pacte avec les Bourbons d’Espagne contre l’empire britannique. La guerre n’est pas près de s’achever. Nous avons un nouvel allié. Mais cela signifie de nouveaux fronts. Même si je parvenais à laver le sang qui est sur mes mains, je risquerais d’être à nouveau envoyé combattre. Et comme il paraît que nous venons de perdre Pondichéry, je risquerais de me retrouver aux Indes.Je dois quitter le royaume au plus vite. Pour bien faire, il me faudrait chevaucher vers l’Ouest, vers la Bretagne. À Nantes, de nombreuses frégates partent encore pour les Amériques. Mais il sera trop difficile de m’y cacher. On m’a parlé d’un petit village, Saint-Nazaire, d’où, parait-il, il y a aussi des départs. De là , je pourrai m’embarquer, avec les marins. C’est ma seule chance de salut.On se bat aussi, là -bas en Antilles, mais je trouverais peut-être une île que le Royaume de France ne revendique pas encore…Octobre 1761 Cela fait plusieurs jours que j’erre parmi les pêcheurs de Saint-Nazaire. C’est un petit village, et passés quelques jours de méfiance, les gens m’ont fait bon accueil. Si j’y restais quelque temps, j’aurais presque l’impression d’y être comme chez moi.Cela fait aussi plusieurs jours que je cherche un navire qui partirait pour au-delà de l’océan. Mais il n’y en a eu qu’un, pour l’heure et personne ne m’a souhaité à son bord, me semble-t-il.J’ai encore de l’argent et je n’ai pas eu besoin de travailler ; mais les gens commencent à me regarder d’un œil noir. Personne n’a encore cherché à connaître mon histoire, mais si je ne trouve aucune solution d’ici quelques jours, je crois que je retournerai à Nantes.La chance m’a encore aidé. Un homme que j’ai aidé à défendre une charrette de sel contre quelques pillards m’a parlé d’un nommé Le Guer qui s’apprêtait à armer un petit galion pour Hispaniola. J’irai trouver cet homme tant qu’il me reste un peu d’or.Novembre 1761 Je suis à bord de l’Arquebuse, qui n’a d’un galion que le nom. Et je suis infiniment plus pauvre qu’à mon arrivée à Saint-Nazaire. Mais nous voguons vers les Antilles, les vents d’automne nous poussant vers l’horizon du couchant.Le voyage sera long. J’essaie du mieux possible de m’intégrer à l’équipage. Le capitaine, un brigand déserteur espagnol du nom d’Alvarez, m’a nommé au journal de bord. Alors j’écris. Je n’ai guère que ça à faire. Une fois passée l’excitation des premiers jours en mer, le temps semble s’écouler au ralenti. Les journées ne sont rythmées que par les altercations et les querelles entre les matelots.Alvarez m’a expliqué que, même si le temps des flibustiers s’achève, nous irons tout de même jeter l’ancre à Tortuga. Selon lui, l’Espagne est encore riche, mais de moins en moins apte à se défendre. Il a l’air d’espérer faire fortune aux Caraïbes.Décembre 1761 Les heures passent, longues. De temps en temps, une tempête met tout le vaisseau en agitation, mais nous n’avons eu aucun incident sérieux. D’après Alvarez, nous verrons les premières terres d’ici quelques jours.Je viens d’apercevoir une île. Je me réjouis d’avance de la fin de cette traversée. Alvarez n’est finalement qu’un ivrogne empli de rêves d’une autre époque et l’équipage n’est qu’un ramassis de pauvres miséreux échappés des prisons de Nantes ou alentour.Les pirates hantent la mer des Caraïbes, chassant les navires à la faveur du soir. Certains sont à la solde des Français, d’autres pour le roi d’Espagne, d’autres agissent libres. Et c’est sans compter les corsaires de l’Anglais. Ma seule crainte est le pavillon noir.Janvier 1762 Nous sommes arrivés sans encombre jusqu’à l’île de la Tortue. Mais Alvarez a préféré mouiller son navire à Port-de-Paix, sur les côtes d’Haïti ; peut-être pour ne pas éveiller la méfiance. J’abandonnerai l’équipage et le capitaine dès demain pour me rendre à Tortuga.Tortuga me parait une ville idéale pour changer de vie. Ici, c’est sûr, jamais personne ne viendra me demander qui je suis. Les rues sont emplies de racailles en tous genres, pirates, déserteurs ou anciens soldats. L’argent et l’alcool coulent à flots. Les tavernes fleurissent, tandis que tout autre commerce vivote seulement.Il va me falloir travailler. En y réfléchissant, si je veux gagner rapidement de l’argent, j’ai trois solutions : la piraterie, les tavernes ou les cimetières. Je crois que je ne suis pas fait pour enterrer les morts, donc il ne me reste plus que deux choix.La piraterie me semblant présenter un danger plus franc que les tavernes, j’ai préféré aller servir de l’alcool et laver des gobelets. J’ai trouvé à travailler à « La Baleine », et j’y loge aussi. Je ne vais toutefois pas m’enrichir de cette façon. Les tavernes ne rapportent de l’argent qu’à ceux qui les possèdent.Je me suis remis à faire ce que je sais le mieux ; et j’ai déjà rencontré plusieurs femmes. L’une d’entre elles, prénommée Isabella, est la fille d’un marchand de tabac. Elle est belle et paraît infiniment plus érudite que la moyenne des habitants. De plus, son père est riche…Février 1762 Plus je connais Isabella et plus je l’apprécie. Je crois également que je ne la laisse pas indifférente. Nous nous voyons assez fréquemment (au grand dam de son père, qui voulait pour elle le fils d’un autre riche marchand). Je me confie peu à peu à elle ; elle respecte mes silences et ne cherche pas à tout savoir sur moi. C’est mieux ainsi.Mars 1762 Je loge toujours à « La Baleine » et je dépense la moitié de mon argent pour Isabella, et l’autre moitié en alcool. Je commence à me faire une place ici.Juillet 1762 Isabella a accepté de m’épouser. En fait, il serait plus précis de dire que son père lui a donné l’autorisation de se marier à moi. J’ai davantage eu à séduire celui-ci que ma promise, d’ailleurs. Mais mon éducation et l’évocation de terres en Europe y ont fait beaucoup. Nous allons nous marier à la fin de l’été.Août 1762 Je commence à chercher une petite maison, à l’extérieur de la ville, où nous pourrons nous installer tous les deux. Le père d’Isabella m’a proposé de venir travailler à la boutique de tabac avec lui. Cela me changerait des tavernes. Le métier est honnête et j’aspire à une vie calme, maintenant.Septembre 1762 Ça y est, je suis marié. Et je suis heureux. J’ai quitté ma place à « La Baleine » et travaille avec mon beau-père, à vendre des cigares. Il m’apprend à en faire, de toutes sortes et tailles. Isabella et moi nous sommes installés dans une petite cabane aux portes de la ville. Elle vient aussi aider à la boutique.Décembre 1762 Isabella est enceinte. Je suis le plus heureux des hommes. Mon beau-père me laisse de plus en plus d’autonomie. Je crois qu’il est également content de pouvoir souffler un peu. Les affaires marchent assez bien.Juin 1763 Notre fils Étienne est né. Isabella reste à la maison avec lui. Je m’occupe presque seul de la boutique. Tout va pour le mieux.Septembre 1764 Isabella a donné la vie une seconde fois. C’est une fille : Charlotte.Janvier 1765 Les affaires sont dures, ces temps-ci. Les armées se succèdent à Tortuga, françaises, espagnoles, anglaises. La stratégie de la guerre doit être de contrôler l’île. Pourquoi ? Les boucaniers ou aventuriers se font rares et les soldats ne paient pas comme eux.Août 1765 Isabella a accouché encore, mais l’enfant est mort-né. Malgré toutes nos prières. Isabella peine à s’en remettre, et je ne suis pas assez disponible. Je passe mon temps à la boutique. Et les affaires ne vont pas mieux.Octobre 1765 Dans les tavernes du port, de plus en plus de marins sans le sou parlent de fortune et d’aventure. Le climat est sombre. La révolte gronde, mais on ne sait même pas qui nous gouverne.Novembre 1765 J’ai reconnu Alvarez, qui n’a plus ni un homme ni un sou, mais toujours un bateau. Il veut monter une expédition pour aller piller Puerto Plata. Il m’a proposé d’en faire partie.Décembre 1765 J’ai pris ma décision ; les affaires sombrent encore ; je vais m’embarquer avec Alvarez. Il a l’air sûr de lui et est déjà parvenu à rassembler une petite centaine d’hommes. Il compte attaquer de nuit et se concentrer sur les marchandises stockées près du port. Il semble bien connaître la ville. Nous partirons après-demain. Et si tout est bien, j’aurai pour Noël les bras chargés d’or et de cadeaux pour Isabella et les enfants. Que Dieu nous protège.