Je me souviens de toi. Comment t’oublier, comment effacer ton sourire au réveil, tes grands yeux verts rieurs, l’océan de ta chevelure sombre où j’aimais à me noyer, la saveur épicée de ta peau, la chaleur de ton corps…Je me souviens de notre rencontre. Invité chez des amis, qui fêtaient leurs fiançailles. Leur fichu bonheur que je jalousais en secret. J’étais sombre à l’époque, seul, pessimiste, indifférent, comme mort au monde. Tu es entrée dans la pièce et, sans que je le sache encore, dans ma vie. Je t’ai remarquée bien sûr, comme tout le monde, grande, souriante, radieuse, simplement belle et féminine dans ton costume, à la veste généreusement échancrée sur une larme d’acier suspendue au milieu de ta poitrine. Tout te distinguait au milieu des robes et des tailleurs, ta tenue inhabituelle parmi ces femmes si banales, ton port distingué, ton élégance déliée et sensuelle. Tu semblais lointaine, inaccessible, jamais je n’aurais imaginé que je puisse t’intéresser, jusqu’à ce que l’on nous présente. Nous avons parlé toute la soirée de toi, de ton métier de violoncelliste, des tournées internationales de l’orchestre où tu jouais, de moi, de mes romans, de mon incapacité à écrire depuis plusieurs mois. Nous avons oublié le monde qui nous entourait, les couples qui dansaient, les rires des enfants… Nous avons échangé à la fin de la soirée nos numéros de téléphone.Je me souviens que c’était un jeudi. Tu m’avais invité aux répétitions, connaissant mon amour de la musique. Pour la première fois, tu allais jouer en soliste, dans une semaine, les deux concerti pour violoncelle de Dvorak et celui d’Elgar. Je m’étais assis discrètement, parmi les privilégiés conviés par le maestro, un Allemand émacié et colérique à la chevelure blanche, un vrai tyran pour son orchestre, un petit garçon plein d’attentions pour toi. L’air sérieux et concentré, en jeans et tee-shirt blanc, tu faisais corps avec l’instrument fermement pris entre tes cuisses, sur la hampe de laquelle tu laissais voleter tes doigts légers, dont tu frottais, tantôt lentement, tantôt avec des gestes rapides et appuyés, les cordes avec ton archet. Ce jour-là , pour la première fois, je t’ai désirée.Je me souviens de notre première sortie. Tu m’avais invité à la première de la Traviata à l’Opéra Bastille. « Une courtisane ! », avais-je ri au téléphone. Dans un chuchotement, tu m’avais murmuré « Non, une amoureuse… » J’avais essayé de me faire beau, j’avais loué un smoking, je n’étais pas franchement satisfait du résultat. Tu étais venue me chercher en limousine avec chauffeur. Je m’étais senti comme dans un conte de fées moderne, féministe, c’était insolite… et amusant. Tu m’avais réservé une surprise, au vestiaire… Ton manteau dissimulait une robe du soir vertigineuse, délicate architecture de soie noire révélant un dos superbement nu, écrin somptueux miraculeusement suspendu aux joyaux de ton corps, sculpture légère et savante soulignant la moindre de tes formes, dévoilant tes épaules et ta nuque, révélant le galbe d’une jambe, perchée sur un escarpin italien. Tes cheveux noués en un chignon complexe, encadrant ton visage d’anglaises, allongeaient ton cou gracieux, ceint d’un ruban noir orné d’un diamant. Tu accueillis mon compliment d’un regard intense et discrètement ravi. Un silence ébahi t’escorta quand tu gagnas ta place. J’étais secrètement fier et heureux d’être à ton bras. Tu me serras la main pendant toute la représentation.Je me souviens de notre première nuit. Après l’Opéra. Chez toi. Dans l’alcôve de la limousine, tu m’avais embrassé. J’avais voulu être audacieux, tu m’avais demandé d’attendre. J’ai encore en mémoire la place de chaque meuble, de chaque tenture, de chaque tableau, de chacun de tes instruments anciens, de tous tes gestes, lorsque sans un mot, assise sur un simple tabouret, serrant entre tes cuisses ton violoncelle, tu jouas pour moi seul les Suites de Bach. Je n’ai pas oublié comment les sonorités graves et mélancoliques naissaient sous ton archet subtil, emplissaient l’espace, nous entouraient de leur profond murmure. Les mouvements de tes bras, de tes doigts sur les cordes, bâtissaient dans l’air une savante architecture sonore, sculptaient ton dos ondulant, y dessinaient, au rythme de tes muscles fins et déliés, de mystérieuses arabesques. Tu voulus m’initier aux arcanes de ton art. Assis derrière toi, t’enlaçant, je laissais ta main guider la mienne et l’archet, dans une étrange communion. Perdu dans ta nuque, enivré par ton parfum, caressé par ton dos, bercé par la musique. Amoureux, follement.Je me souviens que, serrée entre mes cuisses, jouant toujours du violoncelle, tu devins l’instrument d’une autre musique sous mes doigts. Sans t’interrompre, j’ai goûté la saveur de ta peau, la tendresse de ta nuque, j’ai apprécié la rondeur de tes seins fermes et tendus, j’ai laissé glisser mes paumes de tes épaules au creux de tes reins, puis à tes hanches galbées et à ton ventre si doux, j’ai suivi la courbe de ta cuisse nue jusqu’à la moiteur de ton intimité… Mes mains y ont joué leur partition, andante d’abord, glissant sur tes cordes sensibles, puis allegro quand la musique se faisait dansante, pour entendre tes gémissements se mêler aux notes, pizzicato sur ce petit bouton où se concentrait ton âme, puis tantôt pianissimo tantôt fortissimo, puis allegro furioso quand mes doigts s’enfoncèrent en toi, te forçant à crier ton plaisir, à cesser ton concert, à t’immerger dans le mien. Au long de la nuit, nous fîmes l’amour, avec tendresse, avec passion, avec fougue, en une chanson de gestes, en un concerto à quatre mains, en une symphonie des sens, en un opéra de plaisirs.Puis, un jour, la vie nous sépara. Mais je me souviens, encore et encore, de toi.