Lorsque Louis arriva à la ferme, Claire était dans son jardin en train de réparer les dégâts de l’orage de la nuit. Les légumes avaient souffert, principalement les haricots. Elle était en train d’attacher quelques tuteurs afin de soutenir les plants. Lorsqu’elle entendit la voix de Louis qui l’appelait, elle sursauta. Elle sortit du jardin et le rejoignit.— Que faites-vous ici ?— Il fallait que je vous voie.— Mais… n’est-ce pas dangereux ? On va finir par soupçonner quelque chose au village.Louis objecta :— Je sais, mais ce que j’ai à vous dire est d’importance capitale.Claire pâlit.— Est-ce que cela a quelque chose à voir avec ma mère ?— Oui. Mais entrons à l’intérieur de la maison. J’ai besoin d’une verveine. Et vous aussi.Lorsqu’il eut terminé son récit, Claire était encore plus pâle. Elle se resservit un fond de verre de verveine et après l’avoir avalé, articula :— Je ne veux pas aller à ce bal. Nous devons renoncer, c’est trop dangereux. Nous pourrions rester ici, ce serait aussi bien.— Vous ne comprenez pas que ce serait donner la victoire à la mère Rougier, et risquer de vous exposer réellement à la mort ? Tant que nous sommes ensemble éloignés de ce village, je peux vous protéger.— Et risquer de… Louis… Non, annulons cette soirée !Le luthier soupira.— Votre peur est donc plus forte que votre amour pour moi ?Claire posa sa main sur celle de Louis.— J’ai connu tant de jours difficiles que je n’ai plus envie d’avoir peur.— Vous aurez peur. Et si vous restez ici toute seule, Marthe vous tuera ou vous fera tuer. Mais si nous allons au bal, vous avez une chance de vous en sortir.Claire sourit tristement, l’air sceptique. Une pointe d’angoisse dans la voix, elle risqua :— Saurez-vous résister ?— Mimi la Tourette m’a donné de quoi.La jeune femme fixa Louis d’un air étonné :— Et c’est vous qui me disiez que vous ne croyiez pas à la magie ?— Dans ce cas précis, je crois que j’y adhère. Parce que je n’ai pas envie de vous perdre.Claire sourit à nouveau tristement :— Si notre rencontre et notre mutuelle affection sont dues uniquement à la magie, alors rien n’est vrai. Y avez-vous pensé ?— Non. Parce qu’il m’est impossible de concevoir que je n’aurais pu éprouver d’émotion, d’amour pour vous. Claire, je vous en prie, faites-moi confiance !— Je voudrais bien, mais… j’ai moi aussi des choses à vous dire. Hier vous m’aviez parlé de votre naissance. J’ai découvert que ma mère vous avait sauvé et voué à la magie.— Je sais déjà tout ça.— Mais comment ? Qui vous l’a dit ?— Ma mère m’a dit, juste avant de mourir, que la vôtre m’avait sauvé la vie, et Marie la Tourette, cet après-midi, m’a appris que votre mère m’avait offert à la magie.— Si vous êtes voué à la magie, alors vous aussi vous êtes en danger !— Marthe ne peut pas me détruire si c’est cela qui vous fait peur. Parce qu’elle détruirait sa propre magie.— En êtes-vous si sûr ? Ma mère était sorcière et pourtant Marthe l’a fait tuer.— Je peux vous assurer que je ne crains rien. C’est pour cela que je peux vous protéger, et pour cela aussi que notre amour fait si peur à la mère Rougier.Claire soupira :— Mais pourquoi ?— Une question de pouvoir, une question d’orgueil. Ça n’a rien à voir avec la magie.Louis saisit la main de Claire, qui tremblait. Il caressa doucement les doigts crispés sur sa paume. Elle resta silencieuse un moment, les yeux baissés, puis elle lança :— Je ne vous ai pas tout dit. J’ai découvert hier soir que ma mère vous avait choisi pour être mon amant avant même ma naissance. Je ne sais pas pourquoi elle a invoqué la magie et je ne veux pas que vous soyez victime d’elle… Ce serait…Louis l’interrompit :— Je me fiche bien de ce que votre mère a pu invoquer. Ça ne change rien à mes sentiments.Claire secoua la tête :— Nous nous connaissons si peu, et… je ne veux pas être votre maîtresse.En disant ces mots, elle avait pris un air buté, presque sévère, sans arriver cependant à éviter de rougir. Louis, ému et amusé tout à la fois, objecta d’un air malicieux :— Si cela peut vous rassurer, je ne veux pas être juste votre amant.Un silence à la fois complice et tendre s’ensuivit, empli d’aveux. Louis caressait toujours la main de Claire, un signe d’apaisement à la fois fraternel et charnel. La jeune femme, attentive à l’emprise chaude et douce, avait fermé les yeux et appuyé sa tête à l’épaule du luthier.— Aaaaaaah, Louis, si seulement nous étions vendredi !—oooOooo—Il lui avait donné le pendentif, juste avant de partir. Elle avait pleuré en le reconnaissant. Il avait eu l’impression de lui rendre un peu de son enfance. Ce soir-là, plus que les autres soirs encore, il aurait eu envie de passer la nuit à la ferme. Non pour la prendre, mais pour la protéger, la consoler comme une enfant.Son cœur se serra en retrouvant le haut lit de bois sombre de sa chambre. Il repensait lui aussi à sa mère. On ne se remet jamais de la perte d’un parent. Si elle avait su… Elle lui aurait donné des conseils. Mais peut-être aussi qu’elle aurait désapprouvé ses choix. Savait-elle la passion qui unissait Rose et son mari ? Elle n’en avait jamais parlé et pourtant, au soir de sa mort, ses dernières paroles avaient été équivoques :— Cette femme nous a sauvé de la mort tous les deux. Elle saura veiller sur toi quand je ne serai plus de ce monde. Et puis, ton père l’aime beaucoup. Je sais qu’elle le consolera de son chagrin. Aie confiance, mon enfant, et garde toujours la musique dans ton cœur ! Un jour, grâce à elle, grâce aussi à Rose, tu seras très heureux.Louis rabattit la courtepointe sur lui en frissonnant. Il aimait de moins en moins dormir seul, surtout avec les idées noires. Il chassa les fantômes et les présages magiques qui l’avaient environné, avala une cuillerée de la potion donnée par Marie la Tourette et sombra dans un sommeil brutal. Il était presque 7 heures lorsqu’il ouvrit les yeux. Une journée s’était passée et il allait devoir occuper celles qui le séparaient du moment le plus doux.—oooOooo—Claire rêvait… Un sommeil étrange s’était emparé d’elle, presque troublant, peuplé de chuchotis, de figures grotesques ou angéliques… Le pendentif brillait doucement sur sa peau nue où perlait quelques gouttes de sueur. Elle gémit plaintivement. Elle voyait la lame d’un couteau effilé devant elle et, sculptée sur le manche, une tête de démon. Elle se dressa brusquement dans son lit :— Noooooooooon… je ne veux pas mourir !Dégrisée par son propre cri, elle ouvrit les yeux. Tout semblait paisible dans la chambre. Elle n’entendait que la hulotte amie, dans le vieux châtaignier. Elle toucha instinctivement le pendentif, puis se pelotonna plus avant sous les couvertures. Le sommeil la reprit, et le rêve avec lui : des yeux d’un vert inquiétant la fixaient, et venaient rejoindre la tête du poignard. Une lente mélopée l’enveloppait et elle se voyait prise dans un tourbillon de mots, les cheveux agités par le vent. Immobile, le pendentif seul l’irradiait comme un bouclier protecteur. Sa lumière repoussait des ombres lentes, qui semblaient suinter du vide pour ramper jusqu’à elle et l’emprisonner. Enfin tout disparut et elle ressentit une douce étreinte de bras amoureux. Elle voulut se retourner mais ne le put. Son corps immobile ne pouvait que ressentir les caresses qui lui étaient prodiguées…— Abandonne-toi à moi, laisse-moi te combler, murmurait une voix d’homme.Mais elle repoussait mentalement cette voix lancinante qui devenait ricanante à force de répétitions. Il faut que je me réveille, il faut que Louis vienne me délivrer. Le pendentif alors l’éblouit et elle sombra comme on tombe dans un puits sans fond.—oooOooo—Les journées qui suivirent furent rudes. Le sommeil agité, peuplé de cauchemars, Louis et Claire eurent toutes les peines du monde à réaliser leurs tâches habituelles. Le maléfice joint aux avertissements de Marie la Tourette les maintenait dans un état d’angoisse et d’engourdissement dont ils ne parvenaient pas à se défaire. Une seule voie s’ouvrait à eux, l’envie de se retrouver, presque irrésistible, pour apaiser ces tourments. Et pourtant ils savaient qu’ils ne devaient pas céder à cet appel, chaque jour plus impérieux.Le mercredi soir, quand Anita passa voir son amie, elle fut surprise de la trouver prête à se coucher.— Je ne me sens pas très bien depuis quelques jours.— Ce n’est quand même pas la peur d’aller au bal ?— Je ne sais pas. Je n’arrive pas à dormir normalement. Je fais des rêves… enfin, plutôt des cauchemars.Anita contempla son amie d’un air inquiet :— Tu es sûre que tu n’as pas besoin d’un médecin ? Je ne t’ai jamais vue aussi pâle.Claire fit un signe de dénégation.— Je crois que je vais juste me coucher tôt et boire une infusion de verveine. Cela me calmera.Dubitative, Anita suggéra :— Tu n’aurais pas eu des problèmes avec le luthier ?— Non, tout va bien entre nous deux ! C’est juste que j’appréhende cette fête. Et toi ? Ton avocat ?Anita eut un sourire entendu :— Je l’ai invité pour demain soir et il a accepté. Je suis folle de joie. Mais rassure-toi, demain, je passerai traire les bêtes et puis je filtrerai le lait. Le bal est toujours tardif à Ambert, alors ne t’inquiète de rien.— Et tes parents ? Ils sont au courant ?— Mélanie l’est. Depuis que je lui ai présenté Juju, elle couvre toutes mes folies. Officiellement, nous allons au bal toutes les deux. Nos parents sont rassurés !Claire éclata de rire :— Décidément, tu ne changes pas ! Et Frédéric ?Anita haussa les épaules d’un air embarrassé :— Il a invité Jeanne. Pour une fois, il a suivi mes conseils.Claire posa sa main sur celle de son amie :— Je ne sais pas si te précipiter dans les bras d’un autre est une si bonne idée. Si c’est réellement Frédéric que tu aimes et qu’il t’aime aussi, pourquoi vouloir le rejeter ?Anita soupira :— Parce que je suis une insatisfaite chronique, ma chère ! Et puis, nous n’avons qu’une jeunesse ! Ne t’inquiète pas, je serai sage avec mon avocat. Qu’il ne compte pas me lutiner dans la grange du père Mathieu, je ne suis pas une naïve !—oooOooo—Le téléphone sonna. Louis décrocha rapidement. Une commande spéciale, sans doute pour son atelier parisien. Mais au lieu de la voix d’Armand, il eut d’abord l’opératrice locale lui demandant s’il voulait recevoir un appel de Brioude, puis une petite voix féminine chevrotante :— Monsieur Lafargue ?— Lui-même.— Madame Bourdeuil à l’appareil. La robe est prête. Vous pouvez passer la chercher dans la journée si vous le souhaitez.— Je viendrai la prendre avec ma fiancée demain soir. Cette robe est pour elle.— Mais c’est impossible. Demain, notre atelier est fermé.— Vous ne pourriez pas garder la robe chez vous et nous attendre vers 19 heures ? Je ne peux pas passer aujourd’hui.Une légère hésitation. Puis, compréhensive :— Ce que vous me demandez est plutôt inhabituel mais je vais vous dire oui parce qu’un autre jeune homme m’a demandé la même faveur… Mais ne soyez pas en retard !— Merci, madame Bourdeuil, à demain !Louis avait un large sourire en raccrochant. Il imaginait la surprise de Claire. Pris d’une inspiration, il reprit le combiné et demanda à l’opératrice de le mettre en communication avec l’auberge de la Dore, à Brioude.— Allô Gustave, Louis Lafargue. Pourrais-tu me réserver une chambre pour demain soir ?— Mais certainement. Je suppose que tu ne seras pas seul ?Louis sourit à nouveau :— Tu me perces à jour. Je viendrai dîner avec elle demain soir.— Parfait. Nous avons beaucoup de réservations mais je vous trouverai une table.— De préférence dans un coin discret…L’aubergiste se mit à rire doucement :— Auriez-vous l’intention de marivauder tous deux pendant le repas ?— Je veux surtout que ma fiancée se sente à l’aise.Fiancée ? Gustave savoura le mot comme un bonbon. Connaissant les frasques de Louis, il se demanda si vraiment le luthier avait fini par se décider sérieusement.— Avec le monde qu’il y aura, et le bon fricot de ma mère, elle sera tout à fait bien.— Alors à demain soir, vers 20 heures.— À demain, Louis. J’ai hâte de connaître celle que tu as choisie.