Cette collection parle de femmes qui, par leur pensée, leurs écrits, la liberté de leurs mœurs, ont été des précurseurs dans l’histoire.La licence des mœurs caractérisait l’antiquité et l’Empire Romain et le triomphe du Christianisme semble y mettre fin. L’Empire Romain d’Orient, Byzance, perdure à Constantinople. Voici l’histoire de la plus célèbre impératrice de Byzance, Théodora, épouse de Justinien, au VIe siècle de notre ère. Née dans les bas-fonds de Constantinople, prostituée, Théodora gravit toutes les marches jusqu’au sommet de l’État.***Née à la fin du Ve siècle, Théodora, d’humble origine, est l’une des trois filles d’un dresseur d’ours, nommé Acacios, qui était attaché à l’Hippodrome de Constantinople. Sa mère, dont le nom ne nous est pas parvenu, était une danseuse et actrice.Une fois n’est pas coutume, je commencerai par les sources, la principale est « l’histoire secrète » (Anecdota), où Procope explique que Théodora n’était qu’une fille de joie, dont la vulgarité et les pulsions sexuelles sont exposées dans leurs moindres détails. L’historien Procope de Césarée est un contemporain de l’impératrice. Ancien secrétaire du général en chef Bélisaire, il semble s’être brouillé avec toute la cour impériale et règle ainsi ses comptes par chronique interposée. Dans ses ouvrages officiels, sur les guerres de Justinien et les édifices, il avait pourtant magnifié les réalisations de l’empereur et de son épouse. Le pamphlet de Procope a été rédigé vers 550, après la mort de Théodora. Il est maintenant généralement accepté que Procope l’a en fait vraiment écrit, ce dont certains historiens avaient douté. Le couple impérial y est attaqué avec une extrême violence, tant pour ses pratiques sexuelles que pour sa politique. Le général Bélisaire et sa femme Antonina sont également la cible de Procope.Certains passages de ce brûlot sont de la véritable pornographie. L’auteur qualifie l’impératrice, de « Messaline d’Orient », d’arriviste, de manipulatrice, de comploteuse, d’être une femme de mauvaise vie, de basse naissance, une nymphomane, passant son temps à organiser et à participer à de gigantesques orgies et à forniquer avec ses propres esclaves et serviteurs dans le palais impérial. Rien que ça !***Malgré ses critiques acerbes, Procope reconnaît toutefois à Théodora un charme indéniable : « Elle était à la fois belle de visage et gracieuse, quoique petite, avec de grands yeux noirs et une chevelure brune. Son teint n’était pas tout à fait blanc mais plutôt mat ; elle avait le regard brûlant et concentré ». Décrivant une de ses statues en pied, il écrit : « La statue a bel aspect mais n’égale pas en beauté l’impératrice, car il était absolument impossible, du moins pour un mortel, de rendre l’harmonieuse apparence de cette dernière ».Outre sa volonté et son ambition, Théodora disposait de qualités innées telles que la mémoire et le sens de l’opportunité. C’est sa fermeté qui, en empêchant l’empereur de fuir la ville, sauva le trône de Justinien, lors de la grande révolte du peuple de Constantinople, la sédition Nika, en 532.***Théodora grandit dans le milieu interlope de l’Hippodrome de Constantinople, lieu où se concentrent, au-delà des courses de chevaux, les affrontements politiques entre les deux principales factions de Byzance, les Verts, proches du peuple et les Bleus, parti de l’aristocratie.La mort d’Acacios laisse sa famille sans ressources. La mère fait découvrir progressivement à Théodora et ses sœurs le monde du théâtre. Théodora et ses deux sœurs sont danseuses et courtisanes. Théodora se produit sur la scène des théâtres de la ville, dans des bouffonneries un peu obscènes, ou des mimes, des scènes de la mythologie parfois peu édifiantes, mais dont raffole la population.Théodora, devenue une actrice-mime, montre sans gêne son corps, gardant sa culotte pour couvrir ses parties génitales, non dans un souci de pudeur, mais bien parce que la loi l’obligeait. Procope nous dit aussi qu’elle n’était pas honteuse de sa conduite et qu’au contraire, elle ne perdait jamais une occasion de montrer sa poitrine en public, ou d’accomplir des gestes et des scènes obscènes au théâtre : « Souvent en plein théâtre, (…) elle se dépouillait de ses vêtements et s’avançait nue au milieu de la scène, n’ayant qu’une ceinture autour de ses reins, non qu’elle rougît de montrer le reste au public, mais parce que les règlements ne permettaient pas d’aller au-delà. Quand elle était dans cette attitude, elle se couchait sur le sol et se renversait en arrière ; des garçons de théâtre, auxquels la commission en était donnée, jetaient des grains d’orge par-dessus sa ceinture ; et des oies, dressées à ce sujet, venaient les prendre un à un dans cet endroit (dans sa vulve) ».Procope nous la décrit comme une femme ayant un appétit sexuel insatiable, se rendant dans des fêtes et offrant son corps à tous les hommes présents pour ensuite continuer avec leurs esclaves : « Elle couchait avec tous les convives et lorsque tous abandonnaient, elle allait vers les serviteurs de ceux-ci, y en eût-il trente, et s’accouplait avec chacun d’entre eux. Lorsqu’elle avait usé de ses trois ouvertures, elle adressait des reproches à la nature, s’irritant qu’elle n’ait pas percé ses seins de manière un peu plus large pour qu’elle puisse expérimenter une nouvelle façon de s’accoupler ». Procope dit de Théodora que sa réputation était épouvantable : « Ses nombreux amants étaient signalés par cela seul qu’on savait qu’ils avaient obtenu d’elle des jouissances contre nature ; et sa réputation devint telle, que, lorsqu’elle se montrait sur une place publique, les gens respectables s’empressaient de changer de chemin ».Il est certain que Théodora n’a pas froid aux yeux. Petite brune au teint clair, elle possède des yeux magnifiques et singuliers, ainsi qu’un corps extraordinaire, qu’elle exhibe sans pudeur. Elle est souple et entraînée au funambulisme. C’est une belle femme, et elle a compris le pouvoir que cette beauté lui donne sur les hommes. Elle apprend à séduire, à maîtriser ses gestes et son allure. Elle tente d’infiltrer les milieux élégants. C’est à qui l’aura pour maîtresse, à coups de cadeaux mirobolants. Cette existence forge son caractère, l’oblige à faire preuve d’autorité et d’indépendance, et à se faire respecter tout en cultivant son charme ravageur. Elle entretient son corps avec des soins quotidiens, thermes, massages et dort aussi beaucoup pour reposer ses traits.Vers l’an 518, elle devient la maîtresse d’un haut fonctionnaire d’origine syrienne, Hecebolos, Elle part avec lui en Afrique du Nord, lorsque celui-ci prend ses fonctions de gouverneur de la province libyenne de Pentapole. Le couple s’installe à Apollonia, la capitale de la province (au nord-Est de l’actuelle Libye). Loin de son cercle de connaissances de Constantinople, Théodora semble s’y ennuyer. De plus, elle supporte de plus en plus mal d’être cantonnée au rôle de concubine. Alors qu’elle espérait devenir l’épouse officielle d’Hecebolus, celui-ci la présente comme son « accompagnatrice » voire comme sa « domestique ». Procope dit que Théodora « offensa cet homme ». En clair qu’elle le fit cocu !Hecebolos prit une décision radicale : il la chassa. Théodora gagna Alexandrie, la capitale de l’Égypte, puis revint par étapes à Constantinople. Pour survivre et financer son voyage, elle aurait, à nouveau, exercé le « plus vieux métier du monde », de port en port.***Théodora comprend alors qu’elle ne peut pas compter que sur son corps et sa beauté. Alors elle se cultive, apprend à lire et à écrire, certainement à Alexandrie. Bien décidée à faire oublier son passé sulfureux, elle revient à Constantinople métamorphosée. C’est aussi à ce moment-là, à partir des rencontres qu’elle a eues à Alexandrie, qu’elle commence à s’intéresser aux questions théologiques, ces fameuses querelles « byzantines » caractéristiques de la vie politique de l’empire. Théodora prend parti pour l’hérésie monophysite, dominante en Égypte.Au cours de son voyage, elle a fait la connaissance de Macedonia, danseuse devenue voyante, qui va lui faire côtoyer le beau monde de Constantinople. C’est vraisemblablement grâce à Macedonia qu’elle rencontre le neveu de l’Empereur Justin Ier et son héritier : Justinien.Justinien, que son oncle a adopté et fait venir à Constantinople pour lui donner une très bonne éducation, est en 521 toujours célibataire. Il a presque 40 ans, un visage rond, agrémenté d’une petite moustache, une silhouette corpulente. Élevé par un moine, il est austère et assidu aux études : il possède d’ailleurs une vaste et excellente culture.Végétarien, buveur d’eau, fidèle, Justinien est ébloui par la beauté, l’intelligence et la culture, pourtant récemment acquise, de Théodora. Dès la première nuit, c’est une découverte pour le vertueux Justinien : il devient éperdument amoureux. Elle devient sa maîtresse attitrée, et est élevée au rang de patricienne, au grand mécontentement de la mère et de la sœur de Justinien, qui la détestent. Justinien veut épouser Théodora. Pour y parvenir, il édicte une loi que son oncle l’Empereur signe, après le décès de sa propre épouse, Euphémia, qui refusait que l’héritier de l’empire épouse une courtisane. Justinien et Théodora se marient en 523 et montent sur le trône, ensemble, en 527.Théodora n’a pas eu d’enfant de Justinien mais a eu, avant leur rencontre, une fille qui, à son tour, aura trois enfants, Anastase, Jean et Athanase. Le premier fut marié « de force » avec la fille de Bélisaire en 548, peu avant la mort de l’impératrice. Le général et sa femme Antonina ne voulaient pas de ce mariage, alors que Théodora visait la fortune accumulée lors des campagnes militaires. Théodora, sentant venir sa fin, fit venir les jeunes gens en sa présence et les força à consommer leur union en sa présence, Anastase déflorant la jeune Antonina en présence de Théodora. Le mariage ne pouvait ainsi plus être évité !***Théodora est plus que l’épouse de l’empereur. Elle règne à ses côtés, même s’ils ne partagent pas les mêmes convictions religieuses. Théodora fait et défait les carrières des ministres de Justinien. On la salue, face contre terre, avec la même déférence que pour l’empereur, elle une femme, qui plus est une ancienne prostituée !L’impératrice dispose de son propre service de renseignements et de police secrète. C’est ainsi qu’elle faisait arrêter par ses sbires tous les opposants qui finissaient au cachot après d’atroces tortures. Durant son périple en tant que prostituée dans « toutes les villes de l’Orient », elle avait eu un fils qu’elle avait abandonné et qui avait été élevé par son père présumé. Devenu grand, ce fils se serait présenté à Théodora, qui l’aurait fait supprimer.Nous avons vu que, par son énergie, Théodora a sauvé le trône de Justinien lors de la sédition Nika de 532. De nombreuses lois, édictées par l’empereur et touchant aux femmes, portent sa marque : lois contre la prostitution, pénalités pour les maris exerçant de mauvais traitements sur leurs épouses, possibilité pour ces dernières de demander une séparation, droit pour les comédiennes et courtisanes de rompre un contrat, peines des femmes adultères allégées, discriminations contre les actrices abolies… Avec son argent, Théodora rachète aussi des prostituées, qu’elle installe dans une maison pour pécheresses « repenties ».Peu de critiques lui sont pourtant faites sur sa conduite et ses mœurs en tant qu’impératrice. En cela, elle se différencie de Messaline. Procope lui reproche seulement une chose : avoir fait mettre à mort un intendant, après que celui-ci ait propagé la rumeur, fondée selon lui, selon laquelle elle était amoureuse de lui.Théodora a cependant protégé l’adultère de son amie Antonina, l’épouse de Bélisaire, le grand général de Justinien. Antonina est également une ancienne prostituée. C’est à cette époque qu’elle rencontre Théodora, future impératrice, avec qui elle restera amie tout au long de sa vie. Plus âgée que son époux, Antonina s’était éprise du fils adoptif de Bélisaire, Théodose. L’adultère fut consommé lors de l’expédition que conduisit, en 533, Bélisaire contre le Royaume des Vandales, en Afrique.Procope nous décrit ainsi l’adultère d’Antonina et de Théodose : « elle en devint éprise pendant la traversée ; et, sa passion dépassant toutes les bornes, elle s’y abandonna, en bravant sans crainte et sans honte tous les sentiments divins et humains. Elle livra sa personne au jeune homme d’abord en secret ; à la fin, ce fut en présence de ses serviteurs et de ses femmes : tout entière déjà à sa passion, elle affichait ouvertement son amour, sans qu’aucun obstacle l’empêchât de s’y livrer ».Subjugué par l’amour qu’il avait pour sa femme, Bélisaire lui pardonnait tout, allant jusqu’à faire tuer les esclaves qui lui avaient dénoncé l’adultère de son épouse et à faire assassiner un de ses amis, le général Constantin, qui lui exprimait sa compassion. Le propre fils d’Antonina, Photius, qu’elle avait eu avant le mariage, avait dénoncé l’adultère à Bélisaire. Antonina se débarrassa de lui, avec l’aide de Théodora. Théodora alla jusqu’à favoriser les retrouvailles de son amie et de l’amant de celle-ci. Et Bélisaire finit par se résigner à accepter son infortune.***Théodora s’éteint le 28 juin 548, 17 ans avant Justinien, d’une maladie dont les symptômes ressemblent à ceux d’un cancer du sein.Celle qui avait été une femme légère meurt dans la piété. Comme le dit un proverbe allemand : « Jeune putain, vieille sainte ». Elle est d’ailleurs une sainte pour l’Église orthodoxe grecque. Profondément affecté, Justinien ne se remit jamais de la mort de sa femme. La partie glorieuse de son règne était de fait terminée.***Procope ne pouvait pas souffrir Théodora en raison d’une misogynie notoire et de préjugés de classes bien établis. Théodora a été victime du même traitement et des mêmes accusations que Messaline ou Cléopâtre avant elle : sexualité insatiable, cruauté, convoitise. On retrouve dans les écrits de Procope la même pornographie « arithmétique » qu’au sujet de Cléopâtre, décrite comme une nymphomane capable de se faire pénétrer 100 fois en une nuit, ou qu’envers Messaline, qui l’aurait emporté dans un « concours » contre une prostituée de Suburre, enchaînant 25 passes consécutives en une seule nuit. Dans le cas de Théodora, Procope prétend qu’elle était capable de satisfaire plus de 30 amants en une nuit. Comme pour Cléopâtre ou Messaline, on peut penser que le témoignage de Procope est à charge et qu’il, à l’évidence, a « chargé la barque ».Au-delà de Théodora, la description de la femme de pouvoir en « salope », en putain, en nymphomane, avide et cruelle est un thème récurrent, qui parcourt toute l’histoire, depuis l’Antiquité. On peut ainsi penser au traitement subi par la reine Marie-Antoinette, traitée de « Messaline française », dans de nombreux pamphlets révolutionnaires, dont certains furent particulièrement orduriers.***Comme l’écrivit le grand historien de Byzance, Charles Diehl : « Il y a deux Théodora, celle de l’Histoire Secrète, et celle de l’histoire, sans épithète. La première est la plus connue, et son aventure, à bien prendre les choses, est banale, pour peu qu’on lui retire cette grandeur de perversité presque épique dont Procope l’a entourée : histoire de danseuse qui, ayant beaucoup vécu, a cherché un établissement durable, et ayant trouvé un homme sérieux, s’est rangée dans le mariage et dans la dévotion ».Il n’en reste pas moins que le parcours de Théodora a été extraordinaire. Femme libre, belle, intelligente et déterminée, elle a disposé de son corps, et elle s’en est servi pour survivre puis pour s’élever depuis les coulisses de l’Hippodrome jusqu’au sommet du pouvoir. Aimant le sexe et le pouvoir, se comportant avec la même liberté qu’un homme, Théodora est entrée dans l’histoire et dans la légende. Il reste sa dureté, sa cruauté, bien dans l’air du temps où elle a vécu.***Pour ceux et celles qui voudraient aller plus loin, je les renvoie aux ouvrages historiques suivants, qui sont à la base de ce récit :• Il y a d’abord une traduction récente de « L’histoire secrète » de Procope, réalisée par l’historien Pierre Maraval (Éditions les Belles Lettres, collection La Roue aux livres, 1990)Il y a également les biographies suivantes :• Francis Fèvre : « Théodora impératrice de Byzance » (Presses de la Renaissance, 1984)• Paolo Cesaretti : « Théodora, impératrice de Byzance » (Payot 2003)• Virginie Girod : « Théodora, prostituée et impératrice de Byzance » (Tallandier, 2018)Comme Cléopâtre et Messaline, Théodora est un personnage de roman, au centre de biographies romancées :• Michel de Grèce : Le Palais des larmes (Editions Olivier Orban 1988).• Guy Rachet, Théodora, impératrice d’Orient (Éditions du Rocher 2001).• Odile Weulersse : Théodora, courtisane et impératrice (Flammarion 2001).***À suivre : « Aliénor d’Aquitaine, une femme libre au temps des troubadours »