Après le repas et la petite sieste près de Saint-Savin, j’ai repris la route toujours en compagnie de mes deux auto-stoppeurs. Pour me réveiller Alain, assis sur le siège du passager, a remis la cassette de la chanson de Michel Fugain :C’est un beau roman, c’est une belle histoire…Valérie vient de trouver une feuille « marque-page » du livre de Marc-Alain Descamps,Le nu et le vêtement, dont j’avais entamé la lecture. La jeune femme exhibe ce papier devant mes yeux, alors que je suis au volant et que nous roulons dans le département de l’Indre. Je connais ce texte presque par cœur. je l’avais extrait d’un œuvre complète, car il ne se trouvait pas en intégral dans le petit classique que l’on nous faisait lire au collège. En voila le contenu :Plus Germain cherchait à raisonner et à se calmer, moins il en venait à bout. Il s’en allait à vingt pas de là , se perdre dans le brouillard ; et puis, tout d’un coup, il se retrouvait à genoux à côté des deux enfants endormis. Une fois même il voulut embrasser Petit-Pierre, qui avait un bras passé autour du cou de Marie, et il se trompa si bien que Marie, sentant une haleine chaude comme le feu courir sur ses lèvres, se réveilla et le regarda d’un air tout effaré, ne comprenant rien du tout à ce qui se passait en lui.— Je ne vous voyais pas, mes pauvres enfants ! dit Germain en se retirant bien vite. J’ai failli tomber sur vous et vous faire du mal.La petite Marie eut la candeur de le croire, et se rendormit. Germain passa de l’autre côté du feu et jura à Dieu qu’il n’en bougerait jusqu’à ce qu’elle fût réveillée. Il tint parole, mais ce ne fut pas sans peine. Il crut qu’il en deviendrait fou.— Pouvez-vous me dire d’où est extrait ce texte que je trouve si bien écrit ? demande Valérie.Pendant que je surveille ma route, je marque un temps d’arrêt, car une réponse inattendue à sa question me traverse l’esprit :— Nous allons faire bientôt une halte et respirer un peu d’air frais. Par cette chaleur dans le fourgon, ce ne sera pas un luxe. Vous devinerez surement tout à l’heure d’où est extrait ce texte, car nous approchons du pays où il a été écrit.Après avoir passé La Chârtre, nous nous dirigeons par la départementale 943 vers Montluçon quand j’aperçois l’endroit où je m’arrête habituellement à chaque passage. Je connais bien le bois de chênes très feuillus et le petit sentier qui nous entraine vers une petite clairière. Alain et Valérie ont gardés tous les deux leurs grosses chaussures de marche et ce n’est pas un luxe. Comme nous nous enfonçons dans ce sentier, il faut se frayer un chemin dans les grandes herbes. Une longue couleuvre surprise de notre arrivée s’enfuit sous les arbres. La frondaison s’épaissit encore et la fraîcheur du bois nous fait frissonner. Des chants de grenouilles envahissent le sous-bois au fur et à mesure que nous avançons.Nous arrivons dans la sombre clairière. L’endroit pourrait servir de cadre à un film d’Harry Potter, avec ses vieux arbres aux branches noueuses et tordues. Sous un grand chêne, entre les herbes hautes, nous devinons une mare.— J’ai trouvé, s’exclame Valérie, c’est la Mare au Diable de George Sand ! Je me souviens maintenant de ce roman : un jeune fermier, veuf et père de trois enfants, Germain, doit se rendre à Fourche pour rencontrer celle qui deviendra sa seconde femme. Il est accompagné par Petit-Pierre, son fils aîné, ainsi que par Marie, la fille d’une voisine pauvre, qu’il conduit chez son nouvel employeur. Quand le trio traverse la forêt, le brouillard leur fait perdre la route, les forçant à passer la nuit sous un grand chêne, près de la Mare au Diable, réputée pour être habitée par des esprits et pour porter malheur à quiconque s’en approche.Prenant le relais de Valérie qui se souvient parfaitement du roman La Mare au Diable de George Sand, je ne veux pas les induire en erreur sur le lieu où nous nous sommes arrêtés. Comme c’est un lieu romanesque, il est difficile à définir. Personne n’est entré dans l’imagination de l’écrivain.— C’est en effet dans une cadre semblable que se déroule cette belle histoire d’amour de cette grande romancière du XIXe siècle, George Sand. Je ne vais pas vous faire un cours de littérature, car je ne suis ni prof ni instit, mais j’ai bien aimé cette histoire quand je l’étudiais comme vous au collège. C’était un âge ou une époque où l’amour était romantique, pour les filles bien sûr, mais aussi pour des garçons comme moi, élevés dans les grands principes de la morale. Ce ne devait pas paraître du tout raisonnable au beau-père de Germain de voir son gendre choisir une gamine pauvre pour remplacer sa fille décédée. C’était révolutionnaire dans la campagne berrichonne de l’époque. Depuis toujours, ce petit extrait du roman, pourtant empreint de l’ambiance diabolique de ces lieux, m’a paru très moderne. Quel attrait irrésistible entraine Germain vers la petite Marie ? Est-ce l’Amour ? Le Diable auquel il résiste ? Un attrait physique tout à fait irraisonné ?Après ce pèlerinage littéraire, nous reprenons le sentier vers la route.Est-ce le lieu emprunt du mystère de la Mare au Diable qui les a poussés à évoquer ensemble des souvenirs ? Ou la réponse à la question que je viens de poser ? Toujours est-il que j’ai surpris leur conversation. Je fais celui qui est ailleurs, mais je les écoute, d’une oreille tout à fait indiscrète et avec beaucoup d’intérêt. C’est mon côté voyeur qui se réveille.Ils marchent côte à côte à quelques mètres derrière moi, en surveillant leurs pieds dans l’herbe haute. Nous rejoignons le camping-car, au bord de la route. Valérie et Alain semblent prendre du plaisir à évoquer leurs souvenirs de jeunes amoureux.— La Mare au Diable, cette histoire d’amour défendu à la campagne de parents qui veulent bien marier leurs enfants, de cet attrait irrésistible qui lie deux personnes même un peu malgré elles, c’est un peu la nôtre, dit Alain.— Tu te souviens ? lui répond Valérie. Nous étions très petits, nous avions une dizaine d’années quand nous nous sommes connus pour la première fois. Nous habitions à Corneville près de Pont-Audemer. Tes parents étaient agriculteurs éleveurs et mon père était ouvrier. Un jour, pour jouer en compagnie de mes deux sœurs jumelles de deux ans plus jeunes que moi, nous avons rejoint une prairie au bord de la Risle.— Mon père, continua Alain, avait coupé l’herbe et fait des meules de foin dans une partie de la grande prairie. Je devais garder les vaches dans la partie non fauchée. C’est alors que je vis arriver trois petites filles de mon âge. C’étaient toi et tes sœurs. Nous allions pouvoir jouer ensemble.— Quelle formidable après-midi nous avons passée ensemble ! dit Valérie. Il faisait très beau en ce mois de juin. Le foin des meules sentait bon. L’idée d’escalader ces tas de foin était inévitable. Nous avons même joué au toboggan, rappelle-toi. Malheureusement quelques-unes de ces meules se sont effondrées. Mais la fatigue aidant un autre jeu a suivi. Je ne manquais pas d’imagination et je t’ai proposé à toi et à mes sœurs de jouer à un autre jeu plus calme et plus coquin que j’affectionnais particulièrement.— Déjà toute petite la médecine te hantait.— Évidemment c’est au docteur que nous avons joué, dit Valérie. Et nous nous sommes retrouvés tous les quatre tout nus cachés derrière la seule meule de foin encore debout dans le pré. Après nous être roulés dans l’herbe fraîche, j’ai ausculté mes premiers malades. Mes sœurs n’avaient jamais vu de zizi de garçon. Elles l’ont observé, trituré. Rappelle-toi, tu faisais la vache et nous avons joué à te traire à tour de rôle.Je les entends rire de bon cœur avant de conclure avec un baiser digne d’une lune de miel.— Vous ne trouvez pas notre histoire sympa ? Allez, ne me dites pas que vous n’écoutiez pas, me lance-t-il en souriant.— Bien sûr que j’ai tout entendu. Mon père aussi était agriculteur et c’est bien le genre de sottise que nous avons faite avec les gars et les filles de mon village du bocage. Nous n’avions pas de vélo ou de ballon de foot. Il fallait bien s’amuser avec ce que nous avions sur nous.En nous désaltérant avec une bouteille sortie du petit frigo à gaz du camion, Valérie continue cette histoire qui me semble jusque-là si familière. C’est un peu une histoire de mon enfance que j’avais l’impression d’entendre. Je trouve son sourire si merveilleux que je ne peux en détacher mon regard, pendant ce temps de pause sur le bord de la route.— Tu te souviens de la fureur de ton père quand il nous a surpris dans le pré. Il s’en fichait de nos jeux médicaux, mais il était furieux de voir toutes ses meules effondrées. C’est alors qu’il t’a tendu une fourche pour t’obliger à les refaire. Pendant ce temps-là mes sœurs et moi nous sommes sauvées les habits sous les bras. Hélas mes parents ont déménagé dans la banlieue de Rouen et pendant 12 ans nous ne nous sommes plus revus.Nous avions repris la route en direction de Montluçon et ils sont venus s’asseoir tous les deux serrés dans la cabine sur le siège du passager. Pour passer le temps sur cette longue route maintenant monotone :— Au risque de vous paraitre indiscret, je voudrais bien connaître la suite de votre charmante histoire.Alain de bon cœur pris la parole :— Je vais résumer la suite, car c’est notre petit jardin secret. Sachez que nous sommes tous les deux étudiants à Rouen, Valérie en médecine et moi en droit commercial. Nous avons vécu ensemble pendant trois ans avant de nous marier. Comme j’étais fils unique, mon père voulait que je me marie avec une riche voisine. Il lui a fallu du temps pour qu’il se rendre compte que je ne voulais vivre qu’en compagnie de Valérie. C’est alors qu’il nous a demandé de nous marier, sinon il me coupait les vivres. Difficile de finir de longues études en pareilles circonstances. Vous connaissez la suite.–––oooOooo–––Au camping de TararePour ce premier soir, Alain et Valérie ont monté leur petite tente canadienne sur mon emplacement, au nez du camion. Toutes les places sont occupées. Il y a beaucoup de passage dans le camping de Tarare, à 50 kilomètres avant d’arriver à Lyon. Puis ce fut un dîner joyeux de plats réchauffés sur la petite table de pique-nique.J’ai rejoint mon lit dans le camion, mais à minuit, je ne dors pas encore. Je suis tout excité à la pensée du formidable voyage que j’offre à ces jeunes si sympathiques. Ils ont l’air si heureux ensemble. Je n’entends aucun bruit en provenance de la tente de mes jeunes amis et je pense qu’ils ont dû faire une sortie en amoureux. Normal pour un voyage de noces. J’ai tellement chaud que je me décide à aller prendre une douche. J’aperçois la lumière dans les sanitaires. En arrivant dans la partie des douches réservées aux hommes, je constate qu’il y a quelqu’un dans une cabine. Je ne fais pas de bruit et entre dans la cabine voisine. Je m’assied sur le petit siège et je commence une écoute indiscrète, car j’ai l’impression qu’il y a deux personnes dans cette fameuse cabine occupée. Je suis comme à l’affût et au bout d’un moment j’entends des bruits d’eau et une conversation discrète.— Tu aurais dû aller chez les dames. Si on nous surprenait…— Il n’y a pas de lumière là -bas, puis à minuit qui veux-tu qui nous surprenne ici ? D’ailleurs nous ne faisons rien de mal.Il me semble reconnaître les voix de mes auto-stoppeurs, Alain et Valérie. Évidement je comprends tout-à -fait Valérie : c’est quand même mieux de prendre une douche à deux pour des jeunes mariés en voyage de noces. Je me dis que je vais une fois de plus jouer au voyeur. Pas très reluisant comme rôle.— C’est une chance terrible que nous avons d’avoir rencontré ce VRP, dit Valérie.— Il est chouette, dit Alain. Mais je crois que tu as dû lui taper dans l’œil. Tu as vu comment il te regarde parfois ?— Je le trouve très sympa. Il me fait penser à mon père. Je ne suis pas mécontente de l’effet que je produis sur lui. Il est bien ce type et je le crois désintéressé. Mais à t’entendre, tu ne serais pas un peu jaloux ?— Jaloux, moi ? Tu es complètement folle ! Tu oublies que je n’ai pas été le seul à partager ton lit quand, comme je t’aime plus que tout, j’ai accepté que notre copain Jacques vienne coucher dans notre lit à Rouen.Puis j’entends le bruit de l’eau de la douche. Les rires et les petits cris de Valérie me laissent imaginer sans peine les soins qu’Alain est en train de lui prodiguer. Je pousse un soupir que je voudrais très silencieux.Ah, si j’avais la chance d’être avec eux deux sous la douche ou encore, seul avec Valérie ! Je me dis ce soir-là que si j’ai bien compris ce qu’elle disait, j’ai moi aussi beaucoup de chance avec ces jeunes. Le voyage en auto-stop doit durer encore au moins quatre jours, il me reste donc du temps, qui sait, « pour conclure », comme disait Michel Blanc dans Les Bronzés.