Claire enfila sa robe noire de la veille, refit son chignon, passa un peu d’eau fraîche sur son visage et après un dernier regard à Louis qui l’observait avec tendresse, adossé aux oreillers du grand lit, elle sortit de la chambre. Émue par ce qui s’y était déroulé, elle rougit en contemplant la bague qui brillait à son annulaire et se dirigea vers l’escalier qui menait au bar. Elle allait presque atteindre le couloir de l’entrée de l’auberge quand elle entendit Gustave gronder d’une voix tonitruante, qui la figea instantanément :— Je vous ai déjà dit que non ! Mon établissement est sous protection de la police. Vous êtes déjà le quinzième journaliste à vouloir pénétrer ici sans autorisation. C’est insupportable ! Si vous ne partez pas à l’instant, je porte plainte pour harcèlement !— Mais monsieur, il est du devoir de la presse…— Je me fous de la presse et de ses suppôts ! Laissez mes clients tranquilles et moi aussi par la même occasion. Je n’ai rien à ajouter de plus. Au revoir !Et Gustave claqua la porte et verrouilla l’entrée avant de tirer le rideau affichant la fermeture des lieux. Claire l’entendit rejoindre le bar, déposer quelque chose et taper du poing sur le comptoir.— Miladiou ! Quelle chienlit ! Tout ce monde en quelques minutes, le temps que j’aille à la boulangerie ! C’est proprement insupportable ! Je vais téléphoner à Pauvert pour qu’il nous envoie quelques gros bras supplémentaires pour les disperser. Sinon, on ne pourra pas partir tout à l’heure sans leur présence. Et tels que je les connais, ces journalistes sont capables de camper devant notre porte pour guetter le moindre de nos gestes.— Tu n’aurais pas dû accueillir comme ça le fils Bergheaud. Il t’a toujours entraîné dans des folies.— Maman, tu es injuste avec mon ami. Car Louis n’est pour rien dans cette affaire ! Et il n’est pas le seul à avoir été blessé et agressé.— Je sais, mais… tu comprends ce qu’une telle publicité peut avoir de fâcheux pour nous ! Je ne suis pas riche, Gustave ! Et Brioude n’est pas une grande ville. Les ragots et les mauvaises réputations sont plus vite créés que démolis. Je ne voudrais pas que cette histoire nous condamne à fermer l’auberge.— Nous n’en sommes pas encore là . Et je ne laisserai pas faire une telle chose ! Pas plus que Louis. À ce propos, tu me prépares un plateau pour lui et sa dame. Avec ces visites intempestives, je n’ai pas encore pu leur monter de quoi se restaurer. Les pauvres, ils doivent être morts de faim et de soif !La vieille femme hocha la tête et s’activa à préparer du café et un solide petit déjeuner. Tout en déposant pain, confitures, beurre, croissants, fruits et deux parts de pounti aux pruneaux autour des tasses à fleurs, elle crut bon de remarquer :— La petite a dû faire des cauchemars. Je l’ai entendu crier par deux fois ce matin. Pauvre enfant ! Elle aura du mal à se remettre d’une telle agression. Le monde est d’une cruauté sans pareille : il s’attaque toujours aux plus aimables.— Je suis d’accord. La vie est une chienne mais elle vaut quand même le coût du voyage ! Et avec l’amour de Louis, je suis persuadé qu’elle guérira. Il faudrait juste que l’enquête aboutisse rapidement. Si jamais on ne retrouve pas l’homme qui lui a fait ça, tôt ou tard, cette espèce de malade au poignard finira par la tuer. Louis m’a dit hier soir que si l’enquête ne menait à rien, il irait lui-même régler son compte à leur agresseur. Et il a raison. Ce genre d’individu fait partie des nuisibles qui ne méritent pas de vivre. Au besoin, j’aiderai Louis dans cette bonne besogne !— Tu es fou ! Ce serait la dernière chose à faire. Tu veux me faire mourir avant l’heure ?— Nous n’en sommes pas encore à ce stade, maman, ne t’inquiète pas ! Pauvert est un inspecteur plein de ressources. Je suis sûr qu’il fera le maximum pour arrêter ce dingue. Allez, je vais monter tout ça à nos deux tourtereaux et voir s’ils sont un peu remis de leurs agressions. Tu peux téléphoner au docteur Ledoux pour Louis ? Ce serait bien qu’un médecin passe le voir avant que je le ramène à Saint-Amant. Ne serait-ce que pour changer ses pansements.— Entendu. Mais je lui dis de passer par la ruelle. Ce sera plus raisonnable dans ces circonstances.ooooo0000oooooClaire, bouleversée par ce qu’elle venait d’entendre et ne voulant pas devoir expliquer sa présence, s’empressa de remonter rapidement à l’étage. Elle ouvrit la porte de la chambre. Le luthier était habillé et tentait de se lever. Claire courut l’en empêcher.— Non, Louis, ne bouge pas ! Je suis désolée… je t’ai fait attendre mais…Elle n’eut pas le temps de s’expliquer plus avant. Trois coups frappés et la voix joviale de Gustave Meyer l’en empêchèrent.— Je peux entrer ? Vous êtes réveillés ?— Bien sûr, entre mon ami, répondit Louis. Nous t’attendions avec impatience. J’ai une faim…Meyer sourit en apercevant le jeune couple vêtu assis sur lit. Il déposa le plateau odorant sur une table et répondit avec malice :— Vraiment ? Pourtant, il semble à première vue que la raison l’ait emporté sur la passion. Je ne te reconnais plus, Louis ! Toi qui fus le plus grand séducteur de ces dames ! Aurais-tu été victime d’une malédiction pour être aussi sage ?— Rassure-toi. Rien de tel ! Je n’ai pas non plus banni la passion de ma vie, même si les apparences plaident la sagesse. Disons juste que mon désir ne s’exprime plus que dans une seule direction. Et j’en suis particulièrement heureux ! termina-t-il en couvant d’un regard passionné sa fiancée qui rougit comme une pivoine.Meyer se mit à rire. Ainsi, Louis avait fait sienne la jolie Claire… Sa mère avait eu tort de prendre les cris de la jeune fille pour des cauchemars. À voir son visage rose, il était clair que le luthier avait fait en sorte de lui faire oublier tout ce qu’elle avait pu vivre d’affreux la nuit précédente. Et fort de cette expérience, sans doute plus que concluante, Gustave vit que son ami avait offert à Claire un anneau de fiançailles. Il sourit à la jeune femme avec tendresse, une pointe de jalousie dans la gorge :— Tu as beaucoup de chance, Louis ! Ne t’avise pas de perdre un pareil trésor. Sinon, je serai le premier à te le prendre. Et sans la plus petite culpabilité.— Voyou ! Occupe-toi plutôt de nous servir. Je n’en peux plus tellement j’ai le ventre qui gargouille ! Je ne sais si c’est par respect pour mes amours ou à cause de nos couchers tardifs, mais tu es très en retard !— Je sais, dit l’aubergiste en versant le café dans les tasses et en en tendant une à Louis puis une autre à Claire. Disons que depuis 7 heures ce matin, j’ai eu quelques soucis. Entre le jeune homme qui est décédé à l’hôpital des suites de son empoisonnement et votre présence à tous les deux, les journalistes sont venus m’envahir pour tenter d’en savoir plus sur l’agression dont vous avez été les victimes. Sans doute le journaliste de La Montagne que j’ai chassé cette nuit leur a-t-il dit que vous logiez ici. Je viens de mettre dehors le quinzième qui tentait de monter vous ennuyer.— Miladiou ! Tu n’avais pas besoin de ça et ta mère non plus ! Je suis désolé de te causer tout ce tracas ! Mais comment ont-ils su ? Et c’est quoi, ce décès ?— Pauvert m’a appelé vers 7 heures pour me prévenir. Il avait peur que le sorcier vous ait empoisonnés aussi. Le jeune homme qui se roulait par terre au bal hier, le jeune Lemoine, est mort : empoisonnement à la digitale. Tout a été tenté pour le sauver à l’hôpital, sans succès.— Mon Dieu ! Mais c’est horrible !— Hélas mademoiselle ! Mais j’y pense : le sorcier vous a fait boire aussi un étrange breuvage, non ? Une drogue puissante…— Oui, mais je vais bien. Je ne pense pas qu’il voulait me tuer.— C’est possible mais je serai plus rassuré si le docteur Ledoux vous examine et confirme que ce que vous avez bu comme potion n’avait rien de toxique ou de dangereux. J’ai demandé à ma mère de l’appeler. Il devrait passer sous peu, je pense. Au moins déjà pour soigner Louis.Et, s’adressant au luthier, Gustave Meyer ajouta :— Es-tu fou d’être assis comme ça ! Tu vas rouvrir ta blessure ! Allez, installe-toi convenablement sur ce lit, j’apporte le plateau avec tout ce qu’il faut et tu vas déjeuner tranquillement. Je suis sûr que ta ravissante fiancée se fera une joie de beurrer tes tartines. Grand veinard, va ! Si seulement j’étais à ta place !— Heureusement, tu ne l’es pas ! Claire est mienne. Et je préfère, pour le reste, que tu n’aies à subir ni ma blessure ni les ennuis corollaires à cette situation.Ils déjeunèrent tous les trois de bon appétit. Gustave Meyer était, malgré les soucis, un hôte plein d’humour et d’une conversation agréable. Claire l’observait avec amitié tout en mangeant. Il aurait fait n’importe quoi pour Louis. Leur lien faisait penser à deux frères heureux de se retrouver, puisant dans cette amitié pour tenir dans les moments difficiles. Une sorte d’équivalent masculin à l’amitié qu’elle-même partageait avec Anita. Ce lien qu’elle découvrait était aussi une facette de son fiancé tout à fait inédite. Elle ne l’avait guère vu en société, hormis au village où il aimait jouer les provocateurs.Ce comportement qu’elle ne connaissait qu’en sa seule compagnie, empreint de naturel et de franchise, libre, enjoué, sans aucune trace d’hypocrisie ou de moquerie, avec un homme qui paraissait lui aussi, malgré des apparences de joyeux luron, quelqu’un de sincère et bon, la ravissait. Elle se sentait bien entre ces deux hommes, sûre des sentiments amoureux de l’un, heureuse de la proximité bienveillante de l’autre et de cette fraternité à trois qui s’exprimait. Elle lui était précieuse, presque une famille retrouvée.De son côté, Louis était fier de présenter à Gustave celle qu’il aimait. Il reliait ainsi son passé à son présent, et voir que la jeune fille semblait apprécier son meilleur ami lui procurait un sentiment de plénitude et d’apaisement intense. Il n’avait plus à jouer un rôle. Il pouvait enfin être lui-même sans éprouver de peur.Gustave contemplait son ami avec émotion. Il enviait son bonheur mais il était aussi heureux de le voir enfin amoureux pour de bon. Pendant des années, à cause du reniement paternel que le luthier avait subi mais aussi des frasques dont il était le témoin et parfois le complice, Gustave craignait que Louis ne puisse jamais trouver l’amour. C’est pourquoi le voir aussi confiant et joyeux, et tellement épris d’une femme que lui-même aurait voulu pour épouse, le rassurait. Claire avait réussi à sortir Louis de son personnage de libertin sans attache, de ses jeux de séduction cynique et détachée de tous sentiments. Cela tiendrait presque du miracle, pensa l’aubergiste en souriant à Claire. Ou plutôt de la magie, mais de celle qui soigne et guérit. Cette jeune fille est un don du Ciel, merci mon Dieu !ooooo0000oooooUn peu plus tard, lorsque le docteur Ledoux monta voir le jeune couple pour les examiner et s’enquérir de leur santé, Claire sentit l’inquiétude de l’aubergiste remonter. Elle s’approcha de lui et, lui prenant le bras, elle le pressa avec amitié avant de lui chuchoter :— Ne vous en faites pas ! Louis a été soigné comme il le fallait et je suis sûre que tout ira bien. Je prendrai soin de lui à la maison, vous pouvez en être sûr.L’aubergiste sourit de cette attention. Se penchant vers la jeune fille, il murmura :— Ce n’est pas pour mon ami que je m’inquiète, belle dame ! C’est pour vous. Louis étant diminué physiquement et ce même temporairement, je ne voudrais pas que vous courriez le moindre risque. Même si le docteur a écarté tout danger d’empoisonnement, qui sait si…Claire objecta :— L’inspecteur nous a donné deux hommes qui resteront toujours avec moi tant que durera l’enquête.— Croyez-vous vraiment que cela suffira ? Avec un vicieux de la nature de votre agresseur, il faut s’attendre à tout. Je ne suis pas rassuré de vous ramener si tôt dans votre maison isolée. Ici au moins, vous auriez le médecin et la police tout près. De quoi permettre à Louis de se remettre en toute sécurité et surtout pour vous d’avoir le maximum de protection. Là -bas… même avec deux policiers… Je n’ai pas confiance.Claire sourit.— Vous oubliez mes bêtes, mes légumes et mon travail. Hier, mon amie Anita s’en est occupée mais elle a aussi de l’ouvrage à la blanchisserie de ses parents et elle ne peut pas se consacrer à ma ferme en plus de ses activités. Et puis, je connais cet endroit aussi bien que Louis. Nous saurons faire face.Gustave Meyer hocha la tête, d’un air dubitatif :— Si vous le dites… Il n’empêche que j’aurais préféré vous garder quelques semaines ici.— Je sais. C’est très gentil à vous de vouloir nous protéger ainsi, mais ce n’est pas possible. Je dois rentrer. Et si Louis restait seul ici, c’est moi qui m’inquièterais. En étant loin l’un de l’autre, Desgrange pourrait plus facilement nous atteindre et nous faire du mal. Si nous restons ensemble, nous serons plus forts pour l’affronter et, j’espère, pour le vaincre.Gustave sourit à son tour. La jeune fille craintive de la veille avait fait place à une jeune femme courageuse et décidée. L’amour faisait des miracles et celui-ci semblait d’une puissance qui surmontait tous les obstacles. Allons, il avait tort de s’inquiéter ! Claire saurait être forte.— Vous avez sans doute raison ! Mais je serais heureux que vous me donniez des nouvelles de vous deux très régulièrement. Louis a le téléphone. Vous pourrez descendre chez lui de temps en temps pour m’informer de la situation. Et puis n’oubliez pas que je veux être le témoin et l’organisateur de votre mariage ! Il faudra m’avertir de la date et de ce que vous souhaitez. Vous me promettez ?— Entendu, répondit en rougissant la jeune fille. Merci pour tout, Gustave. Merci d’être un ami aussi protecteur et secourable.Se hissant sur la pointe des pieds, elle déposa un baiser sur la joue de Meyer. Ce dernier, ému de cet élan spontané de la jeune fille, prit ses mains et les baisa avec adoration :— Si seulement je vous avais connu avant lui… Mais ça ne s’est pas fait ainsi, hélas ! Louis a croisé votre route et il est mon meilleur ami, depuis l’enfance. Alors je n’irai pas lui voler sa fiancée, même si j’en avais très envie. Il a toujours été là lorsque j’ai eu besoin de lui. Il a même investi de l’argent, à l’insu de ma mère, pour que je puisse apporter plus de confort à l’auberge. Et je sais qu’il ferait de son mieux pour moi s’il m’arrivait malheur. Alors ne me remerciez pas, jolie Claire, je ne fais que mon devoir ! Bénissez le destin de l’avoir rencontré, vous ne pouviez pas souhaiter meilleur époux. À part moi, bien sûr ! conclut-il avec malice.