Dans l’épisode précédent : Le quartier à la lumière rougeJournaliste, je déambulais dans les rues du quartier des prostituées de Francfort pour rédiger un article sur le sujet. Je me voulais comme en immersion, et pour cela, j’avais choisi un hôtel miteux du quartier. Je voulais m’imprégner de cette atmosphère si particulière, mettre des visages, des odeurs et des couleurs sur ce monde interlope, à deux pas du centre de la finance européenne. De mes déambulations me revenaient en mémoire mes deux expériences avec des prostituées, la première très mauvaise, la seconde m’avait laissé un souvenir ému________________________________________Mon article est paru quelques semaines après mes journées en immersion dans le « quartier à la lumière rouge » de Francfort. Comme souvent, j’ai des retours de confrères : « Hé, bon papier, collègue ! » ou parfois de lecteurs. Quand la moitié trouve mon article trop complaisant et l’autre trop critique, je me dis que j’ai visé juste… au milieu.Et puis les mois ont passé ; d’autres articles à écrire, d’autres rencontres, d’autres centres d’intérêt. À l’occasion d’une exposition sur les artistes de la République de Weimar (c’était jusqu’au 25 février 2018 à la Schirn Kunstalle) s’est présentée une nouvelle occasion d’aller à Francfort. Après une grosse journée pour couvrir l’événement, je n’avais pas vraiment le temps de folâtrer ; mon train m’attendait à 19 h 23. Une fois la sempiternelle (et parfois barbante) discussion d’après vernissage avec les confrères et les responsables de l’expo, je m’enfilai fissa un verre de jus d’orange et je mis (soigneusement emballés dans une serviette en papier) quelques amuse-bouche dans la poche de ma veste, histoire de ne pas avoir trop faim dans le train.J’avais le temps durant le voyage de commencer à mettre en ordre mes idées pour la rédaction de l’article. Travaillant pour un magazine culturel, mon chef attendait une belle couverture journalistique de ma part, avec pas moins de quatre pages consacrées à cette exposition. De la matière, il y en avait : je n’allais pas me forcer à écrire un bon papier. L’expressionnisme allemand me fascine, et je n’étais pas déçu du choix muséographique. Une revue artistique française était également intéressée par mon papier…Par un concours de coïncidences, alors que je consultais mes mails dans le train retour pour Stuttgart, j’avais reçu durant la journée le message d’un magazine français qu’on pourrait qualifier d’un peu trash. Ma couverture de l’expo avait fait remonter mon article sur le quartier des prostituées de Francfort et on me demandait de creuser le sujet en allant un peu plus loin. Le magazine me trouvait trop descriptif, pas assez dans « l’interrelationnel ». On me demandait donc si je pouvais discuter avec des prostituées afin de mieux les connaître, en faire des portraits en quelque sorte, mais qui ne s’arrêteraient pas à la vie dans le bordel, mais bien aussi à leur vie privée en dehors du boulot. L’idée ne m’emballait pas trop, trop occupé que j’étais avec cette exposition que je trouvais de qualité. Et puis demander à une prostituée de raconter sa vie privée, c’est comme demander à un agent secret de dévoiler la sienne : la loi du milieu impose une stricte séparation des deux mondes. J’avais répondu par un mail poli sans rien promettre.Mon article avançait bien ; j’avais fait des reproductions des principales œuvres exposées. La République de Weimar, c’est une bouffée d’air démocratique entre deux chaos : la Première Guerre mondiale et le Troisième Reich. Une période de tensions et d’instabilité pour une jeune république secouée par les événements extérieurs (comme la crise mondiale des années 30) et sa guerre civile entre le rouge et le brun. Artistiquement, une période féconde et très intéressante pour comprendre les tiraillements d’une société qui va s’écrouler. La figure de la femme y est passionnante, entre celle affirmée, cigarette au bec et en pantalon ou soumise, épouse de travailleur qui trime pour tenter de nourrir sa famille dans des baraques où prospère la tuberculose. Et dans cette zone grise indéfinissable de la société, la figure de la prostituée.Les peintres ont su mieux que les autres artistes montrer la soif de plaisirs d’une société qui se délite : débauches, luxe, violence des mots, gueules cassées de la dernière guerre, antisémitisme, sexe tarifé, alcoolisme… et toujours dans ma tête ce magnifique tableau de George Grosz, « Hommage à Oskar Panizza ».C’est en lisant un magazine que je suis tombé sur une interview d’Ilan Stephani. Cette jeune Allemande avait, durant ses études, choisi de travailler comme prostituée pour vivre cette expérience qu’on appelle « vendre son corps ». Elle montrait la prostitution sous un jour différent, comme un des rares milieux de notre société où les femmes ont un pouvoir sur les hommes. J’avais senti ça lorsque je m’étais rendu dans ces bordels : le regard fuyant et parfois honteux des hommes qui tranchait avec l’assurance des femmes qui savent jouer de leurs atours pour un but : l’argent, parfois durement gagné par des clients prêts ainsi à dépenser de grosses sommes pour quelques instants de magie. C’était comme un écho à l’expressionnisme allemand qui aime parfois jouer de l’ambiguïté entre la femme émancipée et prostituée.Je sentais à la lecture de cet article que je pouvais creuser ce sujet, oser un sujet différent sur la prostitution, sans angélisme ni dramatisation. Des portraits de prostituées contemporaines en dialogue avec des représentations féminines de l’expressionnisme… un projet photographique et pictural… montrer la prostitution autrement… l’envers du décor de la façade prostitutionnelle… la vie privée des filles… Des idées germaient dans ma tête ; il me fallait répondre avec plus d’entrain à cette demande de papier sur les prostituées. Je voulais rencontrer une de ces filles et découvrir son quotidien quand elle n’était pas au travail.Pas facile de trouver de la matière pour mon article, c’est à dire des personnes qui pourraient me parler de leur vie dans la prostitution en toute franchise et sans risques. Mon papier pour l’exposition étant terminé, j’avais désormais du temps pour la prospective. J’avais contacté plusieurs associations d’aide pour les travailleuses du sexe. Plusieurs étaient réticentes à mon projet, comprenant par là que je voulais montrer la prostitution sous un jour positif, presque un métier comme un autre. Et puis de nombreuses filles étaient la proie de réseaux mafieux : parler à un journaliste, c’était prendre des risques pour elles… et pour moi. Il me fallait donc une fille indépendante et n’ayant pas de problèmes pour parler de son métier. C’était plus facile à dire qu’à trouver, mais la persévérance et la ténacité finissent par payer ; et c’est ainsi que j’ai pu avoir le contact d’une certaine Klaudia qui pourrait accepter de me parler de son métier.Ça faisait bien 10 ans qu’elle était dans le métier, d’après la psychologue d’un centre d’accueil de Francfort. Elle semblait indépendante, et de par ce statut aidait volontiers ses collègues dans quelques démarches administratives ou médicales quand elles en avaient besoin. Cette psychologue l’avait contactée pour lui parler de ma démarche et lui avait donné mon numéro de téléphone. Elle m’avait juste dit où elle travaillait actuellement ; à moi de la rencontrer, sans aucune autre information. C’est ainsi que je me suis rendu à un « Laufhaus », un genre d’hôtel sans réception où les filles attendent le client.Eroscenter 23, Moselstraße 23, chambre 202, vers 18 heures : c’est là que je devais rencontrer Klaudia. J’ai eu de la chance : elle était disponible, c’est à dire en dessous sexy sur un tabouret de bar, installée devant l’entrée de sa chambre à pianoter sur son smartphone, sans doute pour fixer des rendez-vous. D’autres filles attendaient elles aussi, avec des sourires plus ou moins sincères, plus ou moins fatiguées. Et toujours cette odeur de bordel, si caractéristique que je pourrais la reconnaître les yeux fermés : ce mélange de parfums, d’encens, de lessive et de cigarettes.Klaudia avait un sourire qu’on pourrait considérer comme sincère, si ce jugement vaut quelque chose.— Bonsoir, je suis Michael. Je devais vous rencontrer aujourd’hui. Vous a-t-on prévenue ?— Ah ! Oui…Ses yeux étaient rieurs.Sans même avoir le temps de discuter avec elle je me retrouvai dans cette petite chambre qui me faisait penser aux chambres d’étudiants : un lit avec une couverture rouge, des murs peints en orange avec des miroirs côté lit ; accrochés sur le mur en face, un fouet et quelques articles SM. Un petit téléviseur diffusait un télé-crochet. Un lavabo. Douche et toilettes séparées. Sur la petite table, quelques bouteilles ainsi qu’un chargeur de téléphone. Elle était assise au bord du lit, les jambes croisées.— Je ne voulais pas que les autres filles entendent la raison de ta visite.— Ça créerait des problèmes ?— Oui… Les journalistes qui viennent comme clients, ça va ; mais les journalistes comme journalistes, non. Certaines filles ont des macs. Ils n’aiment pas les fouineurs, et je tiens à ma tranquillité.— Hum, je vois. Tout d’abord, je tiens à vous dédommager pour le temps passé avec moi et je payerai donc votre tarif pour la première heure.— C’est bien de ta part. C’est 100 € de l’heure. Et comme tu es un beau garçon, avec ces 100 € on peut discuter et prendre du plaisir.— Je suis ici pour le travail ; je ne préfère pas mélanger les genres. Pour 100 €, nous discuterons.— Comme tu veux, mon chéri… Alors j’attends tes questions.Le vouvoiement n’était pas de rigueur dans cet univers. Klaudia avait une moue qui traduisait aussi bien sa déception qu’un homme lui résiste qu’un certain respect pour le professionnalisme que je lui opposais. J’avais senti que ma réponse me faisait gagner de l’estime, ce qui n’est pas négligeable pour les sujets intimes que nous allions aborder. Assis en tailleur face à face avec elle sur le lit, je n’avais pas refusé le verre de whisky qu’elle m’avait proposé.La discussion aura duré au final deux heures. Klaudia m’a présenté son parcours : une enfance modeste dans une petite ville de Pologne, le père d’origine russe souvent parti en déplacements, la mère au foyer pour s’occuper d’elle et de ses deux frères. L’envie à l’adolescence de gagner de l’argent, beaucoup et vite, pour s’offrir ce que les magasins proposaient. Des rêves de jeune fille : de beaux vêtements, des montres, des vacances au soleil et de jolies chaussures. Et les premiers regards des hommes sur son corps qui avait beaucoup changé ces dernières années : poitrine siliconée, tatouage le long de la jambe et sur le dos, cheveux teintés en blond et beaucoup de sport pour maintenir un corps ferme. Elle était attirante et devait sans doute l’être quand elle vivait encore en Pologne. Sans tourner autour du pot, Klaudia reconnaissait aimer le sexe et avoir eu beaucoup d’aventures dans sa jeune vie d’étudiante en sociologie à l’université de Cracovie.La première fois contre une somme d’argent, ce fut avec un homme rencontré dans un bar. C’était un peu avant Noël, et comme il voulait la remercier pour la nuit passée ensemble, il avait laissé plusieurs gros billets pour qu’elle puisse s’acheter un cadeau de sa part. Il avait fait ça de manière très courtoise et délicate, sans donner l’impression de payer une prostituée. Pour Klaudia, ce fut comme un déclic : elle pouvait ainsi prendre du plaisir et gagner beaucoup d’argent. C’est ainsi qu’elle a débuté, au départ occasionnellement en parallèle de ses études, pour arrondir les fins de mois ; et puis la difficulté de trouver du travail en Pologne et la vieillesse des parents ont rendu nécessaire une activité plus soutenue, plus organisée aussi. Il lui fallait donc s’éloigner géographiquement de sa famille pour continuer ce travail discrètement, en particulier dans un pays catholique et conservateur comme la Pologne.L’eldorado pour la prostitution, c’était bien entendu l’Allemagne avec sa loi très libérale en la matière ; et comme Klaudia avait, comme de nombreux écoliers polonais, un petit bagage linguistique de la langue de Goethe, elle pouvait se lancer professionnellement dans le métier, sous couvert d’être serveuse pour sa famille.Depuis plus de dix ans elle travaillait dans ce milieu. Le plus souvent à Francfort, une ville qu’elle aime bien, mais de temps en temps elle me disait faire son tour d’Allemagne : le client veut de la nouveauté, alors il faut passer une semaine dans cette ville, une autre semaine ailleurs… L’effet nouveauté se fait sentir sur le chiffre d’affaires : ces semaines sont souvent bonnes pour le compte en banque. À Francfort, elle retrouvera plutôt ses habitués, ses clients fidèles.L’heure avait passé tellement vite que nous en comptions deux à la fin de la discussion. Klaudia n’avait pas souhaité interrompre notre entretien, que j’avais également trouvé très agréable. J’avais eu la chance de trouver une prostituée qui voulait (pouvait !) me parler ; elle était comme le mince fil auquel je me tenais pour évoluer dans ce milieu parallèle, interlope et aussi dangereux. Aussi, je me devais donc de consolider cette confiance : je lui donnai alors 150 € supplémentaires pour la dédommager du temps avec moi et lui témoigner ma reconnaissance. Contrairement à d’autres personnes qui auraient fait mine de refuser cet argent pour au final le prendre après avoir insisté, Klaudia, toujours avec ce sourire rieur, ne se fit pas prier pour prendre les billets et les mettre tout de suite en sûreté dans un placard dont la porte ouverte m’empêchait de voir l’intérieur. Était-ce un coffre ? Klaudia ne voulut pas répondre à ma question : c’était sans doute l’endroit le plus précieux de sa chambre, là où l’argent de son travail journalier était entreposé.Il y avait un peu plus d’activité dans le bordel quand j’en descendis les escaliers. La population du bordel, comme j’ai pu la décrire auparavant. Et j’avais faim. Pour cogiter mes premières idées suite à cette discussion, je décidai de manger dans un restaurant à kebab au coin de la rue, afin de rester dans cette ambiance. Table collante, odeur de graillon… c’est peut-être ainsi que le client vient continuer sur sa lancée après s’être apaisé les sens : manger un truc gras.Avec un témoignage comme celui de Klaudia, je savais que j’allais m’exposer à des critiques parce que j’allais présenter la prostitution sous un jour trop complaisant. J’allais recevoir les mails et les courriers de lecteurs scandalisés qu’on puisse banaliser cette activité. Entre une bouchée de kebab et une gorgée de soda, je pensais à cette phrase du pape François (je fais en effet des raccourcis étonnants : mes amis le savent) : « Qui suis-je pour juger ? »Qui suis-je en effet pour critiquer le choix de ces personnes qui ont décidé (par un choix délibéré ou sous la contrainte financière) de vendre leurs corps ? Je repensais à cette phrase d’Ilan Stephani : « Un homme sur deux a été au bordel. » Il suffisait donc pour moi de m’installer dans les transports en commun et de regarder les autres usagers en imaginant leurs penchants sexuels. C’est ce que je fis une fois mon estomac rempli, assis dans une rame de métro. J’observais un homme sur deux en laissant aller mes premières impressions : homme dans la cinquantaine, corpulent et dégarni, en costume anthracite. Aime la levrette et la fellation pour éjaculer sur le visage de la fille ; toujours une visite au bordel après la paye. Jeune homme, la vingtaine, fan de skateboard, en jean. Aime la sodomie avec des femmes rondes après avoir bu de la vodka, sans capote si possible. Homme, la cinquantaine, divorcé, cheveux gris, barbe de la même couleur, pull à grosses mailles, allure d’écolo. Veut de temps en temps baiser une jeunette d’Europe de l’Est ; a déjà fait monter dans sa voiture des filles faisant le trottoir. Homme africain, la trentaine, allure soignée dans un beau costume. Aime bien les femmes tatouées avec la poitrine refaite ; fait venir des prostituées chez lui. Homme, la soixantaine, d’allure peu soignée, barbe de trois jours, blouson en cuir usé, porte un sac de supermarché au creux du coude ; aime bien se faire insulter et uriner sur le visage. Préférence pour les latinas.Ce petit jeu me donnait le vertige… sans parler des femmes que je voyais et qui se prostituaient peut-être aussi occasionnellement, quand le frigo est vide ou que le propriétaire exige son loyer. « Qui suis-je pour juger ? » Cette phrase me revenait sans cesse en tête. Je voulais essayer d’écrire un papier qui évite les excès : entre la vision absurde d’un job comme un autre qui permet de gagner beaucoup d’argent facilement, et la prostitution de ses détracteurs, de l’esclavage sexuel aux mains de mafias.C’est dans une rame de métro sur le trajet retour à mon hôtel que j’ai reçu un SMS de Klaudia ; elle me donnait rendez-vous chez elle à 13 heures demain (si je le voulais bien). S’ensuivaient son adresse et son nom pour la sonnette. Une invitation chez elle ? J’avais effectivement marqué des points durant notre rencontre ; je pouvais donc obtenir ce qui me semblait très difficile à avoir, à savoir l’envers du décor d’une prostituée professionnelle.Lendemain, un peu avant 13 heures. Quartier Ouest de Francfort. Un quartier résidentiel aussi banal qu’indescriptible. Des immeubles qui se ressemblent, des voitures garées le long à l’ombre des arbres, quelques petits magasins. De petits groupes d’hommes en costume qui vont manger avant de retourner travailler, quelques retraités qui promènent leurs chiens. Numéro 23, chez « Nowak », 3e étage, porte de gauche. Un petit coup d’œil aux noms sur les sonnettes ; ce que je pouvais trouver sur les paliers donnait à cet immeuble beaucoup de banalité : « Famille Müller » me le confirmait, de même que la poussette du premier étage ou l’affiche pour un vide-grenier déposée par un voisin à côté des boîtes aux lettres.Je n’avais pas tout de suite reconnu la femme qui m’ouvrit la porte. La Klaudia du bordel était apprêtée, offrait tout ce qu’il fallait aux hommes pour les exciter. Celle que je découvrais en ce milieu de journée était tellement différente que seul son sourire faisait le lien avec la femme d’hier. Elle portait un survêtement en coton épais et gris qui masquait les formes de son corps, les cheveux grossièrement attachés en queue-de-cheval. Sur son visage sans aucun maquillage, on remarquait les cernes sous les yeux qui trahissaient les nuits blanches. Le visage était dans l’ensemble marqué, les pattes-d’oie au coin des yeux bien visibles, loin du teint frais de la veille. Mais toujours ce sourire rieur en m’accueillant sur le pas de la porte.— J’apprécie que tu sois à l’heure ; tu es vraiment un gentleman.— J’ai été très étonné de ton SMS, hier ; je ne m’attendais pas à ça. C’est un honneur de me rendre chez toi.— J’ai eu confiance… je ne sais pas pourquoi, mais avec toi, je ne me trompe pas. Mais il ne faut pas discuter sur le palier, entre.L’appartement sentait l’encens et la cigarette, une agréable odeur pour le fumeur occasionnel que je suis. J’ôtai mes chaussures et ma veste pour la pendre à côté de nombreuses autres.— Je crois comprendre que je suis chez toi…— Voilà , c’est mon appartement depuis trois ans désormais ; et comme tu peux le comprendre, je tiens à conserver de bonnes relations avec mes voisins.— Merci encore pour ton invitation, car je sais que ce n’est pas habituel qu’une prostituée invite des personnes dans son cadre privé. C’est pour moi un signe de confiance et de respect que je prends très à cœur… et tu m’aides ainsi beaucoup pour mon article.— Mais promets-moi que tu n’écriras ni mon nom de métier, ni mon vrai nom, ni mon adresse, ni même une description précise de mes tatouages… Personne ne doit me reconnaître dans ton article.Elle m’avait dit ça sur un ton qui trahissait beaucoup de préoccupation. Je la rassurai sur mon sérieux et sur ma déontologie. L’appartement devait faire environ 70 mètres carrés ; parquet au sol, murs de couleur crème, lumineux, déco style IKEA. Quelques cartes postales de différents pays sur le frigo, des cadres avec des inscriptions en polonais, des photos d’elle avec des amis… L’appartement ordinaire d’une personne active. Je savais de par mon métier que ceux qui se livrent volontiers ne le font pas par pure sympathie pour mon travail de journaliste ; ils ont aussi leurs raisons propres, souvent proches du narcissisme. L’incendiaire est souvent le premier à parler du feu de forêt devant les journalistes, tout comme Jawad Bendaoud de Seine-Saint-Denis, le fameux logeur des terroristes.Klaudia avait un message à me faire passer, et je me devais tout de suite de clarifier ce point pour que la discussion soit ensuite saine et solide.Durant nos échanges, j’avais envie de la bousculer un peu pour creuser notre sujet. Je me plaçais alors délibérément du côté des abolitionnistes et de leurs arguments : la prostitution comme élément du système mafieux, la traite des filles, l’égoïsme consommateur du client… Sa réflexion me donna à réfléchir :— Tu ne crois pas que la fille qui travaille à la caisse d’un magasin ou dans un entrepôt pour un salaire de misère et des horaires difficiles ne se fait pas non plus exploiter par son patron ? Mais là , personne ne dit rien sur ses conditions de travail !— Tu peux comparer une caissière de supermarché avec une prostituée ?— Oui, bien sûr : les deux vendent leur corps aussi, et c’est un métier difficile. La seule différence, c’est que pour ce métier, je gagne beaucoup d’argent ; elle, non.— Hum… je ne suis pas convaincu : dans ton cas, il s’agit de vendre ton sexe, ta poitrine, ta bouche… disons ton intimité. La caissière n’a pas à aller aussi loin dans la vente de son corps…— Et si cela me plaît de vendre cette intimité ? Parce que le sexe est pour moi agréable et que je peux en plus gagner de l’argent ? C’est cette morale ridicule qui fait qu’on ne voit pas de problèmes à se faire exploiter dans certains métiers, mais que pour d’autres c’est différent.— Très bien. Partons alors du principe que la prostitution est un métier comme un autre… même si ça n’a jamais été le cas et que ça ne le sera sans doute jamais. Pourrais-tu alors conseiller ce métier à ta fille, du moins à une personne de ta famille ? En gros : « Tu aimes le sexe et l’argent ? Ben, deviens prostituée ! »En disant ça, je sentais que la provocation passait mal chez elle à la moue qu’elle faisait.— Et tu en connais beaucoup qui conseillent à leurs filles de devenir caissières ou manutentionnaires dans un entrepôt ?— Avec toi, c’est un peu comme au tennis : tu renvoies chaque balle de manière plutôt efficace. Je te provoque aussi un peu… pour mieux faire sortir la sincérité de tes propos. Un truc de journaliste. Tu peux par contre comprendre qu’on ne peut pas tolérer les réseaux mafieux qui contrôlent ce milieu…— … pas pour toutes les filles, je dois te couper.— Mais pour beaucoup tout de même ; des réseaux mafieux qui utilisent la prostitution pour financer d’autres activités : drogue, armes, etc. Tu ne peux pas nier le problème du trafic de femmes dans la prostitution, en particulier dans les pays d’Europe de l’Est, et tu le sais sans doute mieux que moi.— Bien sûr, mais alors c’est à l’État de faire quelque chose.— Et quoi ? Quelle est ta solution ?— Laisser les filles indépendantes faire ce métier si elles le veulent, et combattre les réseaux qui forcent les filles à se prostituer. Les souteneurs sont connus, et si tu connais le quartier de Francfort, tu remarques chaque jour les mêmes types qui sont toute la journée dans les bars. Tu ne penses pas que la police les connaît ?— C’est facile à dire… plus difficile à faire. Ces filles savent parfaitement que les conséquences seront terribles pour elles et leurs familles si elles vont porter plainte.— Tu m’as demandé ma solution : la voilà . Je peux juste te dire que je suis indépendante, que je veux le rester, et que c’est très bien ainsi.En disant ça, elle avait de nouveau son sourire. Elle porta ensuite à ses lèvres sa tasse de thé.Le ton était vif dans cet échange et je me rendais bien compte que ce sujet ne se laissait pas approcher aussi facilement qu’on aurait pu le penser. Tout n’était pas blanc ou noir, mais bien gris avec une infinité de fines nuances. La prostitution subie m’échappait ; je ne pouvais rencontrer que celle délibérément choisie qu’incarnait Klaudia. Elle n’avait pour autant pas plus ou moins d’importance que l’autre : il s’agissait juste d’une facette d’un prisme complexe. Ce terrain étant miné et aussi parce que j’avais besoin d’un peu de croustillant à mettre dans mon article, je voulus revenir à des discussions plus légères ; parler des clients nous permettait de désamorcer la tension de cette discussion sur l’état de la prostitution dans nos sociétés.Dans le bordel où elle était, elle payait 120 € de loyer par jour. En bonne indépendante qu’elle était, à elle de travailler pour couvrir cette somme, et bien sûr remplir son porte-monnaie. Le prix minimum de la passe ? 30 € pour 15 minutes. Quatre clients étaient donc au minimum nécessaires pour le loyer journalier ; mais là où je me trompais, c’est qu’il n’y avait pas que ces dépenses à amortir. Bien entendu, s’y ajoutaient le loyer de l’appartement où nous étions et tous les à -côtés : charges locatives et nourriture. Mais Klaudia me parlait aussi des dépenses de lingerie (elle se devait d’avoir une vaste garde-robe pour ses clients mais aussi par goût personnel), du lubrifiant ainsi que des préservatifs, des accessoires SM et… de son abonnement à la salle de sport. Son corps étant son outil de travail, elle se devait d’être toujours en forme, aussi bien pour tenir le coup que pour continuer à attirer les clients : un cul ferme, un ventre tonique… la concurrence est forte entre filles, et chaque semaine presque apporte son lot de jeunettes fraîches et craquantes. Comme pour le foot, il faut penser à la reconversion, et donc économiser pour préparer l’après, que Klaudia voyait dans quelques années en Pologne à la tête d’une discothèque ou d’un bar de nuit.30 € la passe était le tarif de base, et selon les envies des clients, les tarifs augmentaient : 90 € pour une heure, 20 € le supplément pour la sodomie, 20 € pour avaler après la fellation… J’étais comme devant une carte de restaurant avec ses suppléments pour une portion de frites ou 100 g de steak supplémentaires. Le but était clairement de tirer du client le plus d’argent possible et donc de proposer le plus vaste choix de pratiques. Et il me fallait bien entendu des anecdotes…Klaudia me parla de cet habitué depuis 2 ans qui venait régulièrement pour se faire uriner en plein visage. Il appelait Klaudia une heure auparavant pour qu’elle puisse se préparer. Un homme au physique insignifiant, la cinquantaine, gentil et discret. Allongé nu dans la douche, Klaudia, pour 50 €, se soulageant sur lui pendant qu’il se masturbait. C’était son truc… Elle me racontait ça avec beaucoup de légèreté et un brin d’humour : 50 € pour un pipi, ça fait cher du litre, mais ça pouvait l’aider à mieux vivre avec sa femme, puisqu’il portait une alliance.Et puis il y a aussi les habitués, les clients fidèles. Pour eux, Klaudia leur donne son numéro de téléphone professionnel pour passer rendez-vous. Elle connaît leurs goûts ; il y a presque une relation d’amitié entre eux… pourvu que ça ne devienne pas de l’amour. Klaudia était célibataire (« avec ce métier, une vie à deux est impossible ») mais elle n’avait pas plus de sentiments pour ses clients qu’une sincère amitié. Quelquefois elle croisait ses clients dans un magasin ou dans la rue ; une règle d’or pour elle : les ignorer s’ils ne viennent pas d’eux-mêmes la saluer.Klaudia me proposa de sortir pour nous promener. En jeans moulant, ballerines et chemisier, elle ressemblait à une fille que nous croisons chaque jour dans les transports en commun. Durant notre promenade, elle me tenait le bras comme si nous formions un couple. Anonymes parmi les anonymes, qui pourrait penser que la jeune femme qui était à mes côtés était une prostituée qui le soir se transformait en objet de désir pour les hommes ? Et j’imaginais alors les sorties d’école avec les mamans venant chercher leurs enfants : peut-être certaines mamans seules avaient donné rendez-vous à des hommes pour gagner leur journée et se présentaient ensuite en toute respectabilité devant les autres femmes sans éveiller le moindre soupçon sur leurs activités.Un homme sur deux…Nous étions devant un phénomène de masse, seulement caché par un voile pudique, mélange de morale et de tête d’autruche. Nos déambulations dans les rues de la ville, loin du quartier à la lumière rouge, étaient une invitation aux confidences. Klaudia confirmait mon impression suite à notre premier rendez-vous : mon refus d’obtenir un service sexuel en échange de l’argent que je lui proposais m’avait fait paraître à ses yeux pour une personne sérieuse et intègre. Ça lui faisait donc plaisir de passer un peu plus de temps avec moi : il lui manquait parfois cette amitié avec les hommes. Pouvoir sentir la présence physique d’un homme sans que cela soit synonyme de rapport sexuel, s’accrocher à son bras sans sous-entendus, parler d’autres choses…Elle avait quelques amis à Francfort : deux amies étaient du métier elles aussi, les autres non mais connaissaient son activité. Il y avait dans ses propos comme une sorte de fatigue qui pointait. Elle me parlait de sa vie après la prostitution, de son retour en Pologne loin de ce milieu, de l’argent qu’elle a accumulé ces dernières années pour sa seconde vie professionnelle. Son joli sourire s’effaçait en me racontant tout ça, elle était plus sombre. Ce métier était dur, usait les corps et les âmes.J’avais eu la chance avec Klaudia d’apporter un visage et une histoire à mon récit sur la prostitution. Un parcours qui ne vaut que pour lui-même, mais qui me permettait de sortir de l’ornière de ce sujet : entre voyeurisme fatigant (genre reportages de la TNT) et moralisme à tous les étages (féministes braillardes, postures morales hypocrites).L’envie d’aller plus loin aussi… j’avais été bien sage durant ces quelques jours à Francfort. Il me fallait travailler, et je sais que dans cette situation je reste concentré, même si les tentations sont fortes (et avec Klaudia, c’était particulièrement le cas). Aller plus loin et vivre pour la première fois une expérience sexuelle avec une prostituée ; j’étais tenté par cette idée, et à la fois elle me poussait à la limite de ce que j’estimais être acceptable pour un individu : payer une femme pour avoir une relation sexuelle. Jamais je n’en avais eu le besoin ni même l’envie. Pourtant, cette nouvelle aventure, je voulais la vivre, moins pour la faire vivre à mes lecteurs (un homme sur deux…) que pour en faire une expérience personnelle.(À suivre…)