Au centre du cercle de pierres dressées, la flamme du brasier s’élançait haut dans le ciel, dépassant même la cime des arbres uudaejil, éclairant les visages de la tribu réunie. Ils s’étaient rassemblés pour suivre le rituel, psalmodiant les incantations en hommage à la Mère Universelle, célébrant la Nature étendue autour d’eux. Tous avaient répondu à l’appel des anciens, tous observaient le rite ainsi qu’il se devait, tous étaient concentrés dans l’attente des signes. À l’exception de Jiliana.Elle s’était retirée à l’écart des hommes, une fois de plus, cette nuit plus que toute autre, toujours dans la crainte que les gens du village perçoivent son regard. Celui-ci se portait vers cette jeune fille dansant autour du feu. Ses pieds lestes étaient nus, ainsi que tout son corps ondulant dans le cercle à la lueur des flammes. Sa danse était sauvage tout autant que gracieuse, son harmonie complexe épousant le chaos du brasier liturgique. La tribu assemblée l’observait sans détour, dans le respect fondamental de la cérémonie. Pour eux, la jeune fille était la mystique, l’envoyée des Grands Esprits, la bouche par laquelle résonnait Leur parole. Elle était la Chamane.Jiliana néanmoins voyait bien plus encore. Son regard se posait sur cette peau diaphane recouverte des fines peintures traditionnelles, mais peu lui importait ces volutes sans fin et ces symboles occultes. Jiliana ne voyait pas cette magie à l’œuvre, elle n’entendait même plus les incantations. Elle était envoûtée par la danseuse elle-même, son corps gracile et svelte, ses formes délicates et ses courbes suaves. Telle était la raison de son isolement. Perchée dans la ramure d’un des uudaejil qui surplombaient la scène, Jiliana ne tenait pas à ce que l’on surprenne l’admiration profonde qu’elle vouait à la Chamane, à son corps, à ses gestes, à tout son être sublime.Tandis qu’elle observait, son cœur s’emplissait d’un chaos d’émotions trop intenses pour elle. Vision extatique d’un doux corps dénudé, meurtrissure coupable de ses sens enflammés, tristesse insoluble d’un désir prohibé, tout en elle exaltait ce sentiment terrible qu’elle ne comprenait pas. Son regard s’embuait, troublant sa contemplation ; Jiliana s’essuya les yeux mais les larmes revinrent.Dans son esprit troublé revenait, insistant, le souvenir magique de sa rencontre première avec la Chamane. Le vieux maître était mort, emporté dans les limbes de sa méditation, et la tribu entière avait porté son deuil. Son corps avait été brûlé selon la tradition, les vapeurs des herbes de vision s’étaient élevées au-dessus du bûcher, occultant la lumière du soleil.C’était dans ce brouillard distordant les esprits qu’elle était apparue.Une licorne noire était venue de l’Est, traversant la brume mystique telle un sombre ectoplasme, et d’aucuns avaient cru à une dernière manifestation de l’âme en partance. Puis, Jiliana avait aperçu sa cavalière. Le nuage s’était dissipé peu à peu, révélant une fille à la fois fière et douce, vêtue d’une tunique brune, et portant une fine couronne de branchages. Jiliana se souvenait encore de la grâce avec laquelle elle avait sauté de sa monture, de ses pieds agiles et déjà dansants lorsqu’elle s’était approchée de la tribu au grand complet.Elle avait souri, amicale, et l’espace d’un instant, leurs regards s’étaient croisés. Peut-être son cœur avait-il manqué alors un battement, ainsi qu’elle n’avait pu dès lors se détacher de la vision de ces yeux légèrement bridés, couleur vert émeraude. Il lui avait semblé que son sourire lui avait été destiné, à elle plus qu’aux autres, comme si cette apparition l’avait reconnue.Puis elle avait parlé, d’une voix douce et claire, contant son savoir de la mort du vieux maître, la quête mystique qui l’avait amenée jusqu’au village, et la place de Chamane qu’elle venait humblement solliciter. Lorsque Arkayan, le chef de la tribu, lui avait souhaité la bienvenue, avant de lui prendre la main et l’entraîner vers sa hutte, Jiliana s’était sentie trahie, sans même savoir pourquoi. Néanmoins, les jours suivants, la Chamane avait tenu à rester seule, bâtissant de ses seules mains sa propre demeure dans les branches des arbres, et Jiliana n’avait pas osé l’approcher.Une lune s’était écoulée depuis son arrivée, et la plupart du temps la Chamane demeurait seule, se perdant au fond des bois dans ses contemplations. Elle se mêlait peu à la vie du village, et personne jusqu’alors, mis à part Arkayan, n’était venu quérir ses conseils. Parfois, Jiliana la suivait discrètement, lorsque ses travaux coutumiers au village étaient achevés. Elle l’observait alors durant ses promenades, la regardant cueillir des herbes diverses, s’arrêtant en même temps qu’elle lorsqu’elle entrait en méditation. Elle la trouvait belle dans ses extases mystiques.Les larmes coulaient encore sur les joues de Jiliana, alors que son esprit finissait par comprendre la cause de son émoi. La danse de la Chamane s’accéléra encore en même temps que les incantations de la foule, jusqu’au paroxysme d’un cri bref scandé par la tribu. La danseuse s’arrêta net, les bras écartés. De nouveau comme au premier jour, son regard croisa celui de Jiliana. Sa voix était ténue, mais dans le silence à présent total, toute la tribu put entendre son murmure :— Un seul souffle naîtra de l’étreinte éperdue.— Un seul cœur parlera dans leurs poitrines nues.— Une seule âme enfin veillera la tribu.La Chamane s’écroula alors soudainement. Surprise et apeurée, Jiliana faillit tomber de sa branche, mais quand elle reprit son équilibre, ses larmes silencieuses avaient cessé ; une nouvelle émotion l’étreignait, une volonté s’affermissait en elle. Elle ne voulait plus pleurer, elle voulait agir. Peut-être était-elle en train de se perdre elle-même, mais elle savait désormais qu’elle ne pourrait trouver la paix de son cœur avant d’avoir touché celui de la Chamane.Dans les jours qui suivirent, cette détermination nouvelle ne s’affaiblit pas. Jiliana passa ainsi de longues heures à chercher dans son âme les mots appropriés, les formules les plus justes afin de faire comprendre à la grande mystique les battements de son cœur. Lorsqu’elle se rendit compte qu’elle n’en trouvait point, le désespoir l’étreignit, brièvement, avant qu’elle ne soit habitée d’une force renouvelée, telle une douce chaleur tout à la fois implacable et sereine, semblable à celle qui l’avait saisie le soir de la cérémonie.Ce jour-là elle suivit les pas de la Chamane, comme tant de fois auparavant. Le chemin la guida jusqu’à une clairière entre les châtaigniers zglériol. Des herbes bleues poussaient, et au milieu d’elles, la Chamane se tenait assise en tailleur, les yeux fermés. Comme tant d’autres fois, Jiliana l’observa, l’admira, emplissant son esprit de cette tendre vision de cette femme jeune et si belle dans son âme. Cependant, elle ne pouvait plus, ne voulait plus jamais contempler sans mot dire. Elle respira profondément, et de façon sonore, avant de s’avancer hors de sa cachette.— Qui es-tu pour venir troubler ma méditation ?Les mots de la Chamane étaient posés et calmes ; Jiliana répondit de son seul prénom. Alors seulement, l’autre ouvrit les yeux, et son regard d’abord tranquille se troubla bientôt.— Je t’ai vue dans un rêve, je connaissais ta venue.— Ainsi les Ancêtres t’ont envoyé une vision de moi ? demanda Jiliana, surprise. Que t’ont-ils révélé ?— Ils m’ont dit simplement que nous serons toutes deux amenées à nous revoir.Jiliana sourit à ces mots. Peut-être détenait-elle la clef de la vision.— Mais toi, pourquoi viens-tu ici ? reprit la Chamane. Nombreux sont les gens au village, mais tu es la première parmi les femmes à venir me trouver.— Je viens afin d’implorer tes conseils. Les rêves de mes nuits comme mes songes diurnes sont sans cesse habités d’une douce présence. Mon cœur bat chaque fois plus vite que jamais, et les yeux de mon âme ne peuvent percevoir que son seul visage.La Chamane sourit à son tour.— C’est là un sortilège que connaissent nombre de personnes. Sais-tu si cet être qui habite ton cœur partage ces visions ?— Je ne le croyais pas, mais je sais aujourd’hui que son esprit me perçoit.Jiliana avait conscience de ne pas révéler l’entière vérité. Pouvait-elle s’égarer, pouvait-elle espérer que ses sentiments occultes puissent être partagés ? La Chamane parla encore, d’une voix incertaine :— Connais-tu son nom ?— Chamane… je l’ignore.La Chamane saisit la longue pause que Jiliana avait faite entre son propre titre et sa réponse. Ses yeux verts s’étrécirent, tandis que son trouble s’accroissait encore.— Laisse battre ton cœur, rapide s’il le faut. Celui qui le fait taire peut tout aussi bien décider de mourir. Tel est donc le conseil que tu voulais entendre : ta place est au côté de l’être qui hante ton esprit.Jiliana resta un instant indécise, avant de s’approcher et de s’asseoir enfin devant la Chamane, en tailleur comme elle, plus proche d’elle qu’elle ne l’avait jamais osé.— J’aimerais te connaître, Chamane. Tu demeures mystérieuse pour nous tous, mais les questions me taraudent peut-être plus que d’autres, et ton être m’intrigue au point que je souffre de rester dans l’ignorance.— Nos destins sont liés d’une façon que je ne peux encore percevoir. Pose tes questions, si telle est ta volonté.La jeune fille en face d’elle hésita encore. Sa question primordiale était simple, mais elle craignait la réponse. Elle allait décider nombre de choses entre elles. Elle regarda à nouveau la Chamane. Sa tunique brune était courte, et dissimulait peu ses formes harmonieuses. Tout cela l’intimidait, mais rendait plus importante encore son interrogation. Enfin elle se lança :— Lors de ton arrivée au sein de la tribu, le chef Arkayan t’a emmenée avec lui. Je sais que tu n’es pas contrainte de me révéler ce fait, mais il m’est douloureux de l’ignorer.Sur ces mots elle se tut, ainsi que les mots les plus appropriés avaient brusquement fui ses lèvres. La Chamane quant à elle se contenta de sourire.— Je devine ta question, mais c’est à toi de la poser. Si cela t’en coûte, sache qu’il t’en coûtera davantage encore de garder tes lèvres closes.— Chamane, as-tu partagé la couche d’Arkayan ? demanda Jiliana.— Qu’est-ce que cela changerait pour toi ?— C’est difficile à dire. Peut-être que mon cœur battrait différemment.Une fois encore, la Chamane ferma les yeux.— Voilà une bien étrange réponse. Les esprits m’en susurrent la signification, mais je ne parviens pas à les entendre clairement. Peu importe après tout. Ma réponse est que cela ne s’est pas produit.— Quelle en est la raison ?— J’ai pris la décision de répondre à tes questions, mais ne va pas trop loin.— Chamane, je désire ardemment savoir.— Et tu as raison, je ne peux esquiver cette part de mon destin, car les esprits des Ancêtres m’ont dit, dans mon rêve, que ton importance y était primordiale. Sache alors que je ne peux aimer aucun homme, et que si un homme me prend, je demeurerai dès lors sourde à la parole des Ancêtres. Telle est ma malédiction. Nous en avons tous une.— Je sais cela. Le vieux maître, mon père, était aveugle, et seuls les visions des esprits habitaient ses yeux morts. Cependant, il disait aussi autre chose. Lui-même ne voyait pas, mais il pouvait entendre les sons imperceptibles, et le pas même d’un insecte sur une branche lointaine pouvait atteindre ses oreilles. La malédiction des Chamanes n’en est pas vraiment une.— Tu es étrange, Jiliana. Tu parles comme la femme sage, et pourtant de nous deux, c’est moi qui suis Chamane.— Celui qui aime n’est-il pas seul à entendre leur âme ?— Tes questions sont également étranges, tu cherches à me connaître comme le ferait un jeune homme épris.— Je ne suis pas un homme, et c’est ainsi que ta malédiction peut être contournée.Tout en disant ces mots, elle avança sa main, pour caresser la joue de la belle Chamane. Jiliana elle-même était surprise d’une telle audace, il lui avait semblé être folle à ce geste. La Chamane ne recula pas. Sa peau mate était douce sous la paume de Jiliana.— J’ai vu cet instant dans mon rêve, et je commence à le comprendre, dit la Chamane dans un souffle.— Et qu’as-tu vu encore ?— Je nous ai vues toutes deux dans une source jaillissante. Il y avait un bassin où l’eau s’écoulait telle une fontaine entre les pierres. Et j’ai cru ressentir la présence de la Mère Universelle autour de nous, en nous, unissant nos destins, et plus encore. Hélas, la tribu n’écoute pas sa parole, ils ne comprennent pas que les Ancêtres qui parlent par ma bouche ont rejoint la Sainte Nature, et que c’est à travers eux qu’elle s’exprime à nous.Jiliana baissa les yeux. Elle comprenait le sens de ce songe. Il était la promesse de tout ce que son cœur désirait, et pourtant il lui faisait peur. La Chamane s’écarta soudain.— Quel est ton sortilège, Jiliana ?— Tu le connais, Chamane, tu me l’as révélé toi-même, il y a peu.Une nouvelle fois, la Chamane resta un long moment perdue dans ses pensées. Puis elle regarda intensément la jeune fille devant elle.— Pourquoi demeures-tu ici ? N’as-tu point les réponses à tes questions ?— Je me contente ici de suivre ton conseil, dit Jiliana calmement.— Ainsi, tu restes ici car telle est ta place, mais connais-tu la mienne ?— N’es-tu point Chamane ? demanda la jeune fille en relevant la tête. Laisse les esprits te guider.— Peut-être, pour cette fois, préfèrerais-je laisser mon cœur me guider, dit la Chamane radoucie. Tu as beaucoup de choses à m’apprendre, je le sais.— En ce cas, sans doute apprendrons-nous toutes deux, l’une de l’autre.Elles s’étaient à nouveau rapprochées. La Chamane avait évoqué son cœur, et Jiliana se prit à rêver de le sentir battre sous la paume de sa main. Bien des gestes tendres s’esquissaient dans son esprit. Ses lèvres s’approchèrent de celles de la Chamane. Celle-ci ferma les yeux.— Le temps n’est pas encore venu. Va à présent, et laisse-moi me recueillir encore. N’oublie pas mes premières paroles.— Quelles étaient-elles ?— Tu as troublé ma méditation, dit-elle avec un petit rire. N’aie crainte, nous nous reverrons, telle est pour l’heure la parole des esprits.— Même sans leur parole, je puis le deviner. Le village n’est pas grand.— Je suis venue un jour en ce village, mais n’oublie pas que je puis fort bien repartir.— Tu ne le feras pas, dit Jiliana brusquement plus assurée.— En es-tu si certaine ?Jiliana se leva et, bien qu’il lui en coûta, prit le chemin du retour. Avant de quitter la clairière, elle se retourna, un large sourire à présent sur ses lèvres.— Oui, je suis certaine. Tu as rêvé.Sur ces paroles, elle lui adressa un signe de la main et disparut entre les arbres. Elle fit quelques pas, s’éloigna de la clairière jusqu’à des endroits plus reculés encore. Alors elle osa un profond soupir, puis ses jambes ployèrent, et elle s’effondra enfin le dos contre un châtaignier zglériol. Tout était clair dans son esprit, le songe de la Chamane dessinait un chemin que personne avant elle n’avait fréquenté, mais qui demeurait le seul à s’ouvrir devant elle. Il ne lui restait plus qu’à l’emprunter. Devant cette épreuve, car c’en était bien une, elle ne pouvait reculer, mais elle pouvait attendre. La Chamane devait également le percevoir avant de le parcourir avec elle. Jiliana avait confiance en la parole des Ancêtres.Dès lors, elle cessa de la suivre partout où elle allait. Il lui suffisait de fermer les yeux pour revoir son visage, et elle savait qu’elle était désormais présente dans les pensées de la Chamane. Elles se croisèrent parfois, dans le village ou ses abords et devant la tribu, elles se contentaient alors de se saluer d’un sourire. Jiliana avait l’impression que leurs cœurs se parlaient, qu’aucune parole n’était nécessaire ainsi, que leurs regards échangés suffisaient pour qu’elles se comprennent. Elles laissaient leurs sentiments mûrir en elles progressivement, et ne tenaient pas à brusquer les choses. Jiliana accomplissait ses tâches avec bonne humeur, cueillant les fruits de la forêt et participant aux travaux de couture ou filant la laine des brebis ; la Chamane invoquait les esprits des bêtes pour qu’ils autorisent les guerriers à prendre la vie des créatures, et priait encore les Ancêtres pour qu’ils affermissent leurs bras.Cette époque était douce, mais toutes deux savaient qu’elle ne durerait qu’un temps. Peut-être cette paix prendrait-elle fin un jour, peut-être aussi qu’elle s’affermirait et prendrait un nouvel essor. La fin de la saison vit une cérémonie nouvelle, en hommage à l’équinoxe, moment d’équilibre et de paix pour les esprits des morts, et la Chamane accomplit devant tous les rites sacrés visant à leur rendre hommage. Elle brûla les essences et se recueillit devant le foyer, puis en ceignant un masque elle laissa parler les Ancêtres par sa bouche.Jiliana fut impressionnée d’entendre tour à tour Aruadhen le Sage et Nearadhen le Fondateur s’exprimer par la voix claire et aiguë de la Chamane de son cœur. Sa prédiction prit la forme de la parole en écho de ces deux Grands Ancêtres. « Un seul souffle, un seul cœur, une seule âme. » Jiliana n’osait comprendre, mais elle savait désormais qu’elle était concernée.La tribu continua à honorer les Ancêtres le lendemain. Les femmes du village préparèrent le ragoût garni des épices sacrées à l’aide de la viande que les guerriers avaient ramenée de la chasse, puis eurent lieu des danses, toute la tribu s’étant réunie pour ce jour de fête. Les hommes portaient leurs parures splendides, colliers de dents et d’herbes entrelacées, capes de plumes de griffons héritées de leurs pères ; ils venaient alignés devant les femmes assises, invitant par leurs gestes celles-ci à les rejoindre, et parfois une jeune venait ainsi retrouver l’un d’entre eux, pour danser avec lui, leurs mains jointes.Ainsi resta Jiliana, emportée par le son des flûtes et des tambours, envieuse par moment de celles qui dansaient. Pourtant elle ne se leva pas lorsque l’un des guerriers voulu l’entraîner, et celui-ci se reporta vers une de ses compagnes. Elle ne regretta pas, car elle n’avait envie que de la compagnie d’une seule personne, et celle-ci n’était pas ce jeune guerrier, quand bien même était-il paré de la peau d’un lynx qu’il avait lui-même vaincu en combat singulier. Ses pensées retournaient sans cesse vers la Chamane, qui aurait dû être présente, pour poser son regard bienveillant sur les unions à venir au travers de ces danses. Elle la chercha des yeux par-delà les danseurs, mais ne parvint pas à retrouver son visage.C’est alors que la ligne des hommes s’écarta brusquement devant elle. Derrière eux venait celle qu’elle aimait, vêtue comme la première fois d’une tunique longue piquée de nombreuses feuilles, et portant sur son front une couronne de branchages. Elle se mit à danser, non point comme les hommes aux gestes saccadés, mais en ondulant comme la flamme d’un feu rituel. Jiliana regarda cette danse qui cette fois n’était adressée qu’à elle seule, admira cette grâce qu’elle avait toujours appelée dans ses songes.Les autres gens du village crurent peut-être tout d’abord que la Chamane joignait son esprit à la danse des guerriers, mais ils virent bientôt Jiliana se lever et rejoindre l’envoyée des Esprits. Elles se tinrent toutes deux au contact l’une de l’autre, dansant au son de la musique tribale fière et indomptable, dansant comme aucun ne l’avait fait, dansant ensemble ardentes et farouches devant tous les regards. Et toujours elles rapprochaient leurs corps, ostensiblement, presque à chaque pas.— Le moment est-il venu, Chamane ? demanda Jiliana à voix basse une fois son visage proche de celui de son amie.— Je te laisse le deviner, belle Jiliana.La Chamane souriait en disant ces mots, et Jiliana sentit une vague de contentement la traverser. Sans laisser la Chamane poursuivre, et en guise de réponse, elle la serra soudainement contre elle, fortement, enivrant son âme de cette tendre sensation du corps de son amie, de sa chaleur et de son parfum. Après un long instant, la Chamane s’écarta de façon imperceptible, pour mieux approcher sa bouche de la sienne. Son cœur frappait à tout rompre dans sa poitrine quand enfin leurs lèvres se rencontrèrent. Elles se caressèrent légèrement d’abord, puis elles échangèrent sans retenue aucune ce baiser passionné.L’instant dura longtemps, heureux comme une éternité. Elles n’entendirent pas tout d’abord les exclamations choquées, les cris au sacrilège, jusqu’à ce que des mains puissantes viennent les séparer. Les guerriers et les femmes étaient réunis autour d’elles, et dans tous leurs regards il n’y avait que haine. Les danses étaient finies, la fête était oubliée, et à présent l’heure était à l’opprobre à l’égard des deux femmes. Jiliana ne comprenait pas quel était son crime, et se tenait terrifiée, prisonnière de mains trop fortes pour elle. Devant elle, la Chamane était retenue par les poignets, et elle se débattait.Alors que le chef du village, Arkayan s’avançait vers elle une expression furieuse sur son visage, Jiliana vit avec stupeur la Chamane exécuter un mouvement foudroyant, qui cloua au sol les deux guerriers qui la maintenaient. Elle sauta en l’air au-dessus d’eux, avant d’attraper la main de Jiliana, pour l’entraîner au loin. L’homme qui la tenait, ainsi que tous les autres, semblaient trop stupéfaits pour réagir, et aucun n’esquissa un mouvement alors qu’elles s’enfuyaient. Jiliana courait, sans vraiment savoir pourquoi, mue seulement par la peur d’être rattrapée et celle d’être séparée de son amie. Celle-ci courait à côté d’elle, peut-être plus vite encore, enjambant les herbes comme si la nature elle-même lui ouvrait la voie, et Jiliana avait peine à la suivre.Toujours cependant, la Chamane se retournait vers elle, l’encourageant, et sa main dans la sienne demeurait ferme. Au loin derrière elles, les cris des guerriers commençaient à se faire entendre. Il sembla à Jiliana que le village entier leur donnait à présent la chasse. Elles s’étaient faites gibier, courant pour échapper à l’épée ou à la lance, certaines de voir leur dernière heure si elles reculaient. À l’exaltation de leur baiser faisait suite une terreur inconnue.Un seul souffle, celui de la haine était exacerbé au sein de la tribu. Pourquoi cette colère ? Ne pouvait-elle pas aimer comme elle le souhaitait ? Jiliana comprenait cependant, confusément peut-être, qu’aux yeux de la tribu, l’amour de deux femmes était inacceptable.Toutes deux couraient, sans but tout d’abord. Elles coururent longtemps, jusqu’à être essoufflées, sans savoir si elles parviendraient à échapper à leurs poursuivants. La Chamane guidait, mais elle n’était pas du village, et ne connaissait pas les cachettes et les lieux secrets.— Attends, dit enfin Jiliana. Je connais un endroit où nous serons en paix. Il se trouve au loin, par-delà les collines de Lyona.— Cela est fort loin. Quel est donc cet endroit ?— Au creux d’un vallon envahi par les broussailles coule une source secrète. Je l’ai vue, une fois dans ma vie, mon père m’y avait emmenée. Nous y serons en sécurité.Elles changèrent ainsi de direction pour prendre celle du Nord. Plusieurs fois elles durent se dissimuler entre les buissons épais alors que les guerriers passaient près d’elles, plusieurs fois elles durent avancer courbées entre les herbes, toujours se dirigeant, main dans la main, dans le secret de la forêt impénétrable.La nuit était tombée lorsqu’elles atteignirent le vallon. Cachée entre les arbres hauts et larges comme autant de tours, la source apparaissait, bruissant sur les pierres et scintillant sous la lueur des lunes. Seul se faisait entendre le sifflement des griffons nocturnes, et le chant de l’eau sur les dalles des bassins circulaires. Les cris de guerre ne les avaient pas suivis.— Cette source est sacrée, dit la Chamane d’une voix songeuse, où perçait cependant une pointe d’angoisse.— Je n’ignore pas cela, répondit Jiliana. Pourtant, le temps n’est pas encore venu.La Chamane la regarda, intriguée, mais ne répondit rien. Toutes deux épuisées, elles s’étendirent à même le sol, sous les arbres encerclant la clairière, et s’endormirent enlacées.Le sommeil de Jiliana fut troublé par de nombreux songes. Toujours revenait l’image de la Chamane, ses mains liées aux siennes, et une force spirituelle qui les regardait avec bienveillance. Chaque fois revenait comme une malédiction la fureur des hommes qui les séparait, et chaque fois qu’elles étaient désunies, Jiliana entendait des pleurs plus profonds que tout ce qui existait.Elle n’était pas Chamane, mais en ce lieu sacré elle savait entendre la parole des esprits, et elle savait quoi faire une fois réveillée. La Chamane dormait toujours, sa jolie bouche entrouverte. Jiliana caressa son visage et déposa un baiser sur ses lèvres.— Le temps est-il venu ? demanda la Chamane en ouvrant les yeux.— Je te laisse le deviner, belle Chamane.Elles s’assirent toutes deux, l’une à côté de l’autre sur une racine épaisse, face au bassin de la source.— C’est ce lieu que j’ai vu dans mon rêve.— Je sais cela, Chamane. Je l’ai reconnu dans tes mots, et c’est pourquoi nous sommes ici.— Qu’attends-tu de moi à présent ?— Rien d’autre que ce que ton propre cœur désire. Ainsi que tu l’as deviné, ce lieu a été sacré par la Mère Universelle, et cette source a jailli, mue par son souvenir. L’eau qui coule de cette source a vu bien des âmes s’unir pour la vie, et ces unions dès lors sont bénies.— C’est donc ce que tu désires ?— J’ai tenu à te faire connaître cet endroit, mais tu peux toujours choisir.— Comme on le peut à chaque instant de sa vie, dit la Chamane en se levant.Elle saisit avec douceur la main de Jiliana, l’invitant à se lever à son tour.— Viens me rejoindre, dit-elle encore.Délaissant sa tunique, elle se retourna vers l’eau de la source, et finalement plongea la tête la première dans l’onde vibrante de la fontaine sacrée. Jiliana la suivit. Elle quitta son pagne d’herbes tressées, et pour la première fois se montra nue devant celle qu’elle aimait. Elle n’avait pas peur pourtant. Ses rêves de la nuit restaient présents dans son esprit, et elle pouvait presque sentir encore la force bienveillante au-dessus d’elles, alors qu’elles s’enlaçaient enfin.Leur étreinte fut douce tout autant que fougueuse. Elles plongeaient ensemble dans le flot d’eau courante, s’immergeaient dans les délices de leur passion commune enfin réalisée. Elles partagèrent encore leur tendre sentiment, elles partagèrent encore ces sensations suaves qu’elles ne connaissaient pas l’instant auparavant. Lorsque le paroxysme atteignit leurs deux cœurs, un battement unique pouvait s’y faire entendre. L’espace de cet instant formidable et magique qui semblait effleurer l’éternité elle-même, elles crurent percevoir dans l’onde chatoyante l’expression primordiale de l’amour de la Mère Universelle.Enfin elles s’effondrèrent dans la source sacrée, et restèrent haletantes autant que stupéfaites, sans qu’à aucun moment elles ne se désunissent, se perdant l’une l’autre dans la contemplation de leurs yeux, des battements de leurs cœurs, du souffle de leur âme.— Qu’as-tu vu, Chamane ? demanda enfin Jiliana.— J’ai vu la Nature, la Mère Universelle penchée sur nous. J’ai vu nos deux cœurs qui ne formaient plus qu’un, béni par la divinité. Je t’avais dit tantôt que nos destins étaient liés, à présent il n’y a plus pour nous qu’une seule destinée. Et toi Jiliana, qu’as-tu vu ?— J’ai vu ta prophétie, répondit-elle.Elles éclatèrent de rire, sans même savoir pourquoi, simplement du bonheur d’être enfin réunies. Leurs rires s’élevèrent et emplirent l’espace, faisant fuir les petits griffons alentour. Puis elles se caressèrent, se reposèrent encore serrées l’une contre l’autre. Elles restèrent longtemps embrassées.Des cris survinrent soudain. Trois hommes approchaient, les encerclaient, les acculaient. Une lueur mauvaise dansait dans leurs yeux, et leurs bouches grimaçaient un rictus triomphant.— Nous vous tenons à présent, dit le chef Arkayan. Le sacrilège prend fin aujourd’hui.Jiliana recula, la Chamane quant à elle prit une posture de défi, cependant ce n’étaient plus des mains qui se tendaient vers elle, mais des lames aiguisées pointées sur leurs poitrines. Jiliana regarda autour d’elle, il n’y avait pas d’issue.— Vous arrivez trop tard. dit la Chamane. Nous nous sommes aimées, et la bénédiction de la Mère Universelle resplendit sur nos têtes.Les deux hommes hésitèrent, mais Arkayan se contenta de rire.— Tu trahis les Ancêtres, et tu crois encore en leur bénédiction ?— On raconte que ceux qui se baignent ici, et qui s’unissent dans l’eau de la source, ne pourront jamais être séparés.Ainsi parlait Lalkash, guerrier au visage barré de rides et cicatrices. Ses yeux semblaient troublés, mais Arkayan rit encore.— Nous allons voir cela. Tu t’es refusée à moi, Chamane, je ne l’ai pas oublié. Seulement, je crains qu’à présent tu n’aies plus guère le choix.Il se retourna vers les deux guerriers qui l’accompagnaient.— Regardez ces deux femmes, elles sont nues, elles sont belles, leurs corps sont offerts au cœur aventureux. Je vous donne celle-ci, dit-il en désignant Jiliana d’un geste négligent. Faites-lui connaître ce qu’est un homme. Quant à l’autre, je me la réserve, acheva-t-il en regardant fixement la Chamane.Une nouvelle fois, les guerriers hésitèrent. Le plus jeune des deux fit un pas en avant, prêt à accomplir la volonté de son chef, et mu par le désir né de l’impunité. L’autre, le vieux guerrier, leva le bras devant lui, le retenant.— Nulle étreinte forcée ne doit souiller ce lieu.Arkayan avait attrapé le bras de la Chamane, et tout en pointant sa lance sur sa gorge, tentait de la forcer à s’allonger sur le sol.— Accepte, et ton amie vivra, dit-il encore, suffisamment fort pour que ses hommes entendent.Devant les mots prononcés par Arkayan, devant les armes menaçant la jeune fille, la Chamane parut abandonner. Pourtant devant ces mêmes mots, graves également à leurs propres oreilles, les guerriers échangèrent un regard, puis lâchèrent Jiliana et s’en retournèrent. Arkayan n’était plus leur chef.Cependant, celui-ci ne faiblit pas, persistant à accomplir un sacrilège cette fois bien réel. Jiliana regardait horrifiée la femme de son cœur ployer sous la force brutale malgré sa résistance. La peur broyait son être, paralysant ses muscles. Elle allait assister, impuissante, à l’outrage de celle qu’elle aimait. Alors les larmes revinrent, les larmes premières, ce chaos d’émotions trop intenses pour son âme. Souillure de l’être cher, insoutenable peine de sa douleur primordiale, terrifiante vision de son corps profané, tout en elle exacerbait ce sentiment d’horreur, qui devint invincible.— Regarde tes guerriers, dit-elle d’une voix forte. Vois-les qui t’abandonnent, ainsi que ton pouvoir. Tu n’es rien désormais.Arkayan ne lui prêta aucune attention. La Chamane restait silencieuse, son propre pouvoir d’envoyée des Esprits bâillonné à jamais par les mains outrageuses de l’ancien chef tribal. Jiliana se mit alors à prier, conjurant les Ancêtres pour qu’ils lui redonnent de la force, afin de repousser enfin son agresseur. Son sentiment violent emplit alors son être, décuplant la puissance de sa supplication.— J’en appelle au pouvoir des Ancêtres. Que les pères premiers se manifestent à nouveau. Que leur esprit sacré emplisse l’âme de cet homme, qu’ils lavent sa souillure qu’il voulait infliger.Arkayan se redressa d’un bond, regardant d’un air hébété la Chamane sous lui, avant de se retourner vers Jiliana. Celle-ci fermait les yeux, et un instant plus tard, un ectoplasme blanc jaillissait de son crâne, pouvoir chamanique frappant son agresseur, pour le repousser quelques pas plus loin. Elle parla encore, et la voix de la Chamane se mêla à la sienne, en une seule phrase, un seul écho du pouvoir des Ancêtres.Arkayan regarda tout autour de lui, habité brusquement par une peur panique primitive. Puis ses mains saisirent sa propre tête, et il poussa un cri. Cri de colère, cri de terreur, cri semblable à celui du nouveau-né, cri presque orgasmique autant que douleur fulgurante. Il marcha un moment, ses pas errant sans but, changeant de direction parfois, sans jamais revenir vers la clairière et les deux femmes qui se tenaient à présent côte à côte. Parfois encore son regard se tournait dans leur direction, et son cri stupéfiant se faisait à nouveau entendre. Bientôt il disparut.Alors les deux femmes se retournèrent l’une vers l’autre, et Jiliana serra fortement la Chamane contre elle.— Parle-moi, mon aimée.— Il a blessé mon corps. Mais il n’aurait jamais pu blesser mon âme.— Que s’est-il passé ? Je nous croyais perdues, et pourtant nous sommes vivantes.— Mon pouvoir a été réduit au silence, dit la Chamane sans sourire. Cependant, mon aimée, nos âmes ne forment qu’une. C’est ainsi que tu as pu acquérir le pouvoir des Chamanes. Ton pouvoir et le mien ne sont qu’une seule parole.— Et Arkayan ?— Son esprit est désormais hanté. Il entend à présent les voix des Ancêtres résonner dans son crâne, et leurs accusations ne cesseront jamais jusqu’à la fin de ses jours. Ce n’est pas nous qui l’avons maudit, mais les Ancêtres eux-mêmes.Elles restèrent un long moment enlacées. Elles se sentaient libres, mais tout n’était pas terminé. Elles étaient seules, et Jiliana savait qu’elles devraient bientôt retourner au village.— Que deviendrons-nous ? demanda-t-elle enfin.— Ma malédiction s’est accomplie, je ne suis plus Chamane. C’est ton rôle à présent. Sans doute mon destin n’était-il que d’être le relais du pouvoir après la mort du vieux maître, peut-être que je n’avais d’autre but que de t’enseigner à succéder à ton père. J’ai entendu maintes fois sa voix, et c’était vers toi qu’il tournait son regard.— Je lui ferai honneur, grâce à toi. Si je suis Chamane, je devine quelle est ma malédiction. Mon pouvoir provient de l’union de nos âmes, et je ne peux entendre la parole des Ancêtres que si tu restes à mes côtés.— En ce cas, ta malédiction n’en est pas vraiment une, dit-elle souriant enfin.Elles rirent ensemble une nouvelle fois, et restèrent un moment à panser leurs blessures, avant de reprendre la direction du village. Durant leur longue marche, Jiliana réfléchissait. Elles devaient à présent faire entendre leur voix à la tribu réunie, et elle ne savait pas exactement ce qu’elle pourrait leur dire.Peut-être parlerait-elle de leur mariage dans la source sacrée, de leur hymen béni par la divinité, et de leur union à venir devant la tribu, le clan, devant les chasseurs et leurs femmes. Elle imagina Lalkash parler en leur faveur. Peut-être était-ce une illusion, peut-être cette vision venait-elle des Ancêtres. Dans son rêve éveillé, le vieux guerrier rappelait que l’union devant la divinité devait se traduire ensuite par une union devant les hommes. Les anciens écouteraient.C’était cela qu’elles devaient leur faire accepter. La Chamane Jiliana ne savait pas comment elle pourrait exprimer toutes ces choses, mais elle demeurait confiante, car elle savait que les Ancêtres parleraient par sa bouche. La prophétie s’accomplirait, un seul souffle était né, un seul cœur parlerait devant les anciens, et une seule âme, celle de la Mère Universelle qui avait béni leur union, la Sainte Nature à travers elles deux veillerait désormais la tribu.