Note au lecteurLes plus perspicaces d’entre vous auront remarqué que le titre de cette histoire est naturellement un clin d’œil à l’excellent texte de Lætitia « La bague de fiançailles » (n°21209) publié il y a peu. Cependant, les deux récits n’ont rien à voir l’un avec l’autre.Par contre, l’histoire à laquelle je fais référence dans le résumé doit toujours être disponible sur le site mais date certainement d’une dizaine d’années.Bonne lecture.Paris, 1950. Ah, la Ville Lumière, les Champs-Élysées, Montmartre, les Folies Bergères et le Lido… Mais pour des milliers de Parisiens, en cette immédiate après-guerre et même pour ceux qui ont un travail régulier, c’est plutôt le règne du cinquième étage délabré sans ascenseur, sans eau courante, sans chauffage et avec les toilettes sur le palier. Et ce dénuement est encore un peu plus flagrant en cette fin novembre, froide et pluvieuse, comme il se doit ! Et ce d’autant que, depuis une certaine Marthe Richard, l’ensemble des établissements qui constituaient l’un des rares rayons de soleil des Parisiens – enfin, pour ceux qui s’y rendaient, peut-être un peu moins pour celles qui y résidaient – sont désormais fermés. Bref, les bordels n’existent plus !Enfin, ça, c’était la volonté officielle… Parce que la prostitution n’est pas le plus vieux métier du monde par hasard : s’il y a une offre, c’est qu’il y a une demande, et si tu éjectes le proxénétisme par la porte, tu peux être certain qu’à la première occasion, il va rentrer par la fenêtre.Et ça, Ernest le sait très bien. Pourtant, vu de l’extérieur, ce petit rade n’a rien de particulier, avec sa façade plutôt défraîchie tout juste égayée par quelques enseignes publicitaires vaguement lumineuses. À l’intérieur, il n’y a pas non plus de quoi grimper aux rideaux : l’atmosphère y est enfumée, le zinc hors d’âge, les tables de marbre aux piétements en fonte datent de Mathusalem et ses pubs qui vantent le Cinzano, le Pernod et le Cherry-Brandy, ont toutes connu les joies de l’occupation. Par contre, tout au fond à droite et dans une relative pénombre, quelques plus ou moins jeunes femmes aux jupes fendues un peu trop haut sirotent tranquillement leur cognac. C’est directement vers elles que notre ami se dirige, et plus particulièrement vers une petite brune piquante d’une vingtaine d’années et aux yeux noisette.— Je vous offre quelque chose à boire, mademoiselle ? dit-il d’une voix tremblante.La fille le regarde de la tête aux pieds, le sourire en coin.— Tu es sûr de toi, grand-père ?— Absolument, mademoiselle…— Appelle-moi Victorine, dans ce cas… Champagne ?Du champagne, dans un boui-boui pareil ? En fait, c’est ouvertement connu et reconnu, les filles ont pour consigne d’au maximum faire cracher au bassinet le clampin, vu que c’est à ce prix que le patron du bar accepte les tapineuses. De toute façon, et d’un point de vue légal, elles ne font rien de répréhensible dans la mesure où tout se passe dans le petit hôtel d’en face, où ces professionnelles de l’amour tarifé se font un devoir d’essorer une dernière fois les poches du client en même temps que ses baloches.Ils trinquent, mais bien vite, Ernest en vient discrètement au fait.— C’est combien, Victorine ?— Pour toi, cinquante. Mais je te préviens, dans une demi-heure, que tu bandes ou pas, c’est dehors… Et on paie d’avance.Il faut dire que notre ami Ernest bordure largement les soixante-quinze ans… Et qu’il a beau être plutôt bien conservé et tiré à quatre épingles, son âge ne fait pas illusion.— Cela me convient très bien… On monte ?Dix minutes plus tard, et après qu’Ernest ait naturellement casqué pour la piaule, nos deux lascars sont à pied d’œuvre. Aussitôt la porte refermée, et en bonne professionnelle, Victorine s’attaque à la braguette du vieil homme : la version officielle est qu’elle veut lui faire durcir le manche mais en réalité, elle veut surtout vérifier que son gaillard ne trimballe pas une saloperie quelconque… L’heure n’est pas encore aux capotes anglaises – ou plus exactement, elles sont à la fois très chères et très difficiles à trouver, le caoutchouc d’Indochine étant plutôt destiné à des usages plus stratégiques – tandis que la pénicilline n’est pas encore tout à fait disponible dans toutes les bonnes pharmacies. Cependant, l’homme l’arrête.— Ne vous fatiguez pas, mademoiselle, vous n’y parviendrez pas… Et de toute façon, ce n’est pas cela que je suis venu chercher.Intérieurement, Victorine commence à s’inquiéter… Si l’ancêtre n’est pas là pour tirer sa crampe, que fait-il ici, avec elle ? Tu vas voir qu’avec la chance qu’elle a, elle est tombée sur l’un de ces malades mentaux qui vous lardent le fion à coup de surin et remplissent les colonnes des faits divers.— Ne cherchez pas à comprendre… Et il est également inutile de vous déshabiller, je veux juste vous prendre en photo.— Me prendre en photo ? Mais pourquoi ?— Je vous le répète : ne cherchez pas à comprendre…Comme dirait l’autre, faire ça ou branler la girafe, Victorine s’en tamponne complètement ! À partir du moment où l’autre a allongé le flouze, il peut bien faire ce qu’il veut, d’autant que notre homme vient de sortir un superbe Leica de sa besace. Gamine et bien avant la guerre, elle avait entendu parler de ces appareils compacts mais ceux-ci valaient – et valent toujours, d’ailleurs – une véritable fortune et c’est sans doute pourquoi elle n’en avait jamais vu auparavant.Et là, pendant une demi-heure, Ernest la mitraille… De face, de profil, de trois quarts, avec le sourire, faisant la moue, enjouée, triste, coiffée ou décoiffée… De toute évidence, notre homme est du métier et il sait s’y prendre pour obtenir l’expression voulue. Les rouleaux de pellicule s’enchaînent jusqu’à ce que l’horloge de l’église les rappelle à l’ordre.— Je t’avais dit une demi-heure, grand-père, et c’est fini… Ravie de t’avoir rencontrée.— Moi également… Cela dit, si les clichés sont bons, je reviendrai vous voir pour d’autres photos. Cela ne vous dérange pas ?— Du moment que tu sors les talbins, je m’en tape !— Je m’en doute… Vous serez là demain ?— Si je ne suis pas déjà en main, c’est très probable.— Dans ce cas, peut-être à demain.Pendant la fin de la journée et une bonne partie de la nuit, Ernest ne sort pas de sa chambre noire. Et les clichés qu’il obtient vont au-delà de ses espérances, son modèle est exactement tel qu’il en rêvait. Si bien que le lendemain, et à la même heure, Ernest est de retour, mais cette fois, il ne demande même pas à Victorine ce qu’elle veut boire, se contentant de filer un biffeton au bistrotier pour qu’il la foute en veilleuse.— Prenez ça et cassez-vous, ça nous fera des vacances.Nouvelle séance photo où la fille, une fois de plus, n’y capte rien mais elle se prête volontiers à la séance : au moins, à la fin, elle n’aura pas besoin d’aller procéder au récurage en règle de son fonds de commerce – ou de sa salle des machines, c’est selon –, ce qui est loin d’être négligeable. Ça lui rappelle quelque peu la période finalement plutôt peinarde où elle était pensionnaire de l’Espadon Moucheté et où quelques clients la payaient quelquefois simplement pour qu’elle se promène nue au milieu d’eux sans jamais la toucher : à l’époque, jamais elle n’aurait pensé dire qu’un jour qu’elle regretterait ces instants… Mais aujourd’hui, et avec le recul, elle aimerait tellement retrouver ce temps où, à défaut d’autre chose, elle pouvait travailler au chaud sans avoir à sortir ses fafs toutes les cinq minutes et en ayant peur à chaque instant de se voir emballée par la maison poulaga.— Victorine, j’aimerais que vous veniez chez moi faire des photos… Je vous paierai au prix de la passe, naturellement.— Ah bon ?— Oui… J’ai chez moi quelques vêtements que j’ai trouvés aux puces et que j’aimerais que vous enfiliez. Cela vous pose-t-il un problème ?— Non, bien sûr…Le lendemain, Victorine sonne à la porte d’un très vieil immeuble, mais c’est la concierge qui lui ouvre. Bien que la visiteuse se soit efforcée de s’habiller le plus classiquement possible, la gardienne ne se fait aucune illusion sur la profession de celle qui vient de se présenter.— J’ai rendez-vous avec monsieur Ernest…En l’entendant parler, la gardienne des clés sourit.— En temps normal, je ne devrais pas vous laisser entrer, d’autant que cela fait des années qu’il ne photographie plus personne… Mais ce vieil homme me fait pitié.— Ah bon ? Pourquoi ?— Parce que cela fait trente ans que je suis là, et je ne l’ai jamais vu sourire.— Ah ? Et vous savez pourquoi ?— Aucune idée, personne n’en sait rien. Mais les filles comme vous s’y entendent généralement pour soulager les âmes en peine, je vous fais confiance.Et vlan, dans les dents… Mais il paraît que, tout comme les arpenteuses de trottoir finissent par développer un sixième sens qui leur permet de repérer la volaille à des kilomètres, le métier de tapineuse finit par vous coller tellement à la peau que, quoi que vous fassiez, et même si vous étiez habillée en bonne sœur sur la place Saint-Pierre à Rome, certains hommes continueraient de vous demander quel est le prix de la passe.Quoi qu’il en soit, au troisième étage, Ernest l’attend… Et telle n’est pas sa surprise de voir d’une part que, dans cet appartement par ailleurs très bien entretenu, des marques plus foncées sont encore visibles dans le papier peint : de toute évidence, des tableaux devaient s’y trouver et ils ont disparu… Mais est-ce réellement surprenant ? Cela ne fait que cinq ans que la guerre est finie et tout le monde sait désormais ce qui en est advenu des juifs et de leurs collections d’œuvres d’art. Par contre, elle constate avec amusement que certains de ses portraits à elle ont pris place sur ces murs.— Je rêve où vous êtes un professionnel ?— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?— Ben, déjà, le matériel qui trône là-bas, dans le fond, et surtout, le résultat… C’est bien simple, avec vous, j’ai presque l’impression d’être belle.— Peut-être parce que vous l’êtes, tout simplement ? Un photographe n’est pas un magicien, vous savez, et la technique n’est rien si le modèle ne s’y prête pas.— Si vous le dites…— En attendant, allons dans mon studio, nous y serons mieux pour travailler.Et là, pendant une heure – encore une fois, sa présence est tarifée – elle va enchaîner les poses et les tenues vestimentaires sans jamais que cela ne prenne la moindre tournure même vaguement sexuelle. Pourtant, à bien y réfléchir, Victorine ne serait pas contre quelques clichés d’elle en tenue d’Eve, pour son plaisir personnel bien entendu, mais pas seulement : si un jour elle se retrouve à dehors à faire le trottoir, ce genre de photo peut donner envie de monter au clampin de passage, plus particulièrement quand l’on se caille les miches et que les petites tenues olé olé sont compliquées à porter. Seulement, voilà, Ernest ne le lui propose rien.Par contre, elle a droit à une multitude de robes, de jupes ou de chemisiers, mais aussi quelques coiffes qui ont toutes en commun de dater, à vue de nez, du début du siècle, l’odeur de naphtaline en plus. Mais de cela, Victorine n’en a cure : il n’est pas rare pour elle de voir débouler quelques bouseux de Seine-et-Oise au charme manifestement plus que rural mais avec qui elle est bien obligée de monter ! Bref, elle en a vu d’autres !Mais, en attendant qu’Ernest n’en finisse pas de régler et re-régler son matériel et sa lumière, l’esprit de notre modèle divague… Et à son corps quasiment défendant, de nouveau elle se remet à penser à ses années à l’Espadon Moucheté, à ce jeune homme qui ne concevait pas une passe sans une petite descente à la cave et où elle avait toutes les peines du monde à se retenir de gémir sous ses coups de langue experts… À ce type dont elle n’a jamais su le nom qui payait pour une prestation standard mais qui lui donnait toujours de la main à la main le supplément pour qu’il lui visite la porte de derrière… C’est bien simple, avec l’argent que ce client lui laissait, elle aurait presque pu s’acheter une voiture ! Dommage que ce pognon se soit envolé, suite aux bons conseils d’un de ses clients qui se prétendait boursicoteur et qui n’était rien d’autre qu’un escroc. Les vraies putes ne sont pas toujours celles que l’on croit !Et puis aussi à ce bourgeois qui envoyait toujours un télégramme à la mère maquerelle la veille de sa venue et qui exigeait que Victorine soit habillée comme une grande dame avec robe longue, crinoline et tout le barda, mais toutefois sans jamais rien porter dessous : son truc à lui, c’était de se pointer et de l’embroquer illico presto, parfois à même l’un des meubles du couloir menant aux chambres ! L’explication étant que sa bigote de femme n’avait jamais accepté que le rapport sexuel mensuel ne puisse avoir lieu ailleurs que dans la chambre et toutes lumières éteintes… Au moins, avec lui, elle n’était pas obligée de jouer la comédie, il payait plein pot pour trois minutes de radada, que demande le peuple ? Jamais elle n’aurait pensé qu’un jour elle aurait eu la nostalgie de cette époque… Maintenant, elle n’en est pas dupe : le temps a tendance à effacer les mauvais souvenirs pour ne garder que les bons, et elle préfère oublier la quantité industrielle de galères qu’elle a dû affronter pendant ces mêmes années de putanat.Quoiqu’il en soit, les séances s’enchaînent… Et à chaque fois, Victorine voit les murs se recouvrir de ses portraits et les trous des murs se remplir, à tel point qu’un beau jour, et n’y tenant plus, elle finisse par lui poser la question qui lui brûle les lèvres depuis pas mal de temps.— Mais vous pouvez m’expliquer ? Il y avait quoi, autrefois, à la place des photos que vous venez de faire ? Et pourquoi moi ? Pourquoi ne pas avoir pris un véritable mannequin plutôt qu’une pute ?Cette question-là, Ernest la redoute depuis le premier jour. Il a beau s’être joué et rejoué la scène, essayé de mettre sur pied des stratagèmes pour ne pas craquer, il ne peut s’empêcher d’éclater en sanglots.— Oh, répond-il au bord des larmes, c’est compliqué…Paris, toute fin du XIXe siècle. Aujourd’hui, quand tu veux une photo, tu sors ton portable et en deux secondes, c’est dans la boîte… Mais à l’époque, ce n’est pas tout à fait la même béchamel.Ce jour-là, Antoinette a vingt ans et, surtout en cette fin de siècle, c’est un événement qu’il convient de fêter et d’immortaliser. C’est donc accompagné de Madame sa mère qu’elle va donc, selon l’expression consacrée, aller se faire tirer le portrait chez un photographe qui commence à se faire une petite réputation, un certain Ernest Delagrange.La boutique est petite et sent fort le révélateur et autres produits chimiques mais la quantité impressionnante de portraits qui ornent les murs n’a d’égale que leur qualité : d’évidence, certains photographes sont plus doués que d’autres pour capter une étincelle dans le regard ou pour provoquer une émotion insoupçonnable qui fait toute la différence… Ernest fait partie de ceux-là.Cette fois, madame Legrand, la maman d’Antoinette, en est certaine : c’est chez ce jeune homme et nulle part ailleurs que sa fille se doit d’être immortalisée. Tant qu’à dépenser une fortune pour un simple cliché, autant que celui-ci soit réussi !— Et vous pouvez nous fixer un rendez-vous ?— Oh, je peux même vous prendre tout de suite, si vous voulez. La personne d’avant a été exceptionnellement retenue, elle ne reviendra que ce soir.— Allons-y, dans ce cas ! répond la mère avec le sourire.Parce qu’en fait, malgré son air austère, madame Legrand est une femme moderne. Au grand dam de son mari, elle se rend régulièrement, entre autres, à des réunions de suffragettes et, pour elle, un jour les femmes seront l’égale de l’homme, elles pourront être médecins, commissaires ou chefs d’entreprise… Voir peut-être même obtenir un ou deux prix Nobel, mais c’est une autre histoire.Mais en attendant, et c’est sans doute parce qu’elle a été mariée à quatorze ans et quasiment de force avec un quasi-inconnu qui avait trois fois son âge, c’est à nettement plus petite échelle qu’elle rêve d’un autre avenir pour sa fille : et si elle commençait par se choisir elle-même un mari ? Cela lui éviterait peut-être, comme cela lui est arrivé à elle, de découvrir un beau jour que si le pognon de son propre ménage vient à manquer, c’est parce que son cher conjoint – en un seul mot, cela peut avoir son importance – entretient une danseuse ! Et cerise sur le gâteau, de se faire envoyer sur les roses sous prétexte qu’une épouse n’a pas son mot à dire, notamment dans ce genre de situation.Parce qu’en vérité, il faudrait être totalement aveugle pour ne pas remarquer que ce qui se passe entre les deux jeunes gens n’est pas tout à fait ordinaire ! Ce ne serait pas cela que l’on appelle le coup de foudre ? Cependant, cela ne l’empêche pas de ne pas perdre totalement le nord.— Dites-moi, jeune homme, cette boutique est à vous ?— Oui, depuis cinq ans, madame…— Et les affaires tournent bien ?Eh oui, madame Legrand se veut une femme de son temps et souhaite à sa fille une autre destinée que la sienne, elle n’en est quand même pas à envisager que sa fille aille jusqu’à gagner son propre argent elle-même ! Femme moderne sans doute, mais femme au foyer tout de même, il ne faut tout de même pas tout à fait débloquer ! Bref, si d’aventure cette petite affaire devait aller plus loin, elle s’assure que ce jeune godelureau sera à même de subvenir aux besoins d’Antoinette.— Ma foi, je ne me plains pas…Une petite heure plus tard, après d’interminables essais de coiffure et de lumière, le cliché est enfin dans la boîte.— Et il sera prêt quand ?— Oh, comptez deux jours. La demande est importante et il me faut un peu de temps pour développer ce genre de pellicule.— Dans ce cas, voici mon adresse… Venez donc nous apporter votre travail, nous en profiterons pour prendre une tasse de thé.Alors, évidemment, de nos jours, tout cela ne signifierait pas grand-chose… Mais à l’époque, et les deux jeunes gens l’ont parfaitement compris, cela veut dire que Madame Legrand ne s’oppose pas à ce que les deux jeunes gens se revoient ! En tout bien tout honneur, bien entendu.Et, précisément, ils vont se voir et se revoir ! En cette année 1900, ils vont se rendre plusieurs fois à l’exposition universelle ou au théâtre, rire devant l’Arroseur Arrosé, trembler devant l’Entrée du train en gare de La Ciotat, s’extasier devant la sortie des usines des frères Lumière… On les verra même au théâtre sur les boulevards ou du côté de Joinville-le-Pont d’autant que Madame Legrand, qui garde bien évidemment un œil sur sa progéniture, le fait toutefois avec une relative discrétion.Jusqu’à ce jour où, bien évidemment, se pose la question fatidique…— Dites-moi, Antoinette, j’ai très envie d’aller demander votre main à monsieur votre père. Qu’en pensez-vous ?En guise de réponse, la demoiselle se contente d’un grand sourire… Et de tourner les talons.— Ne vous inquiétez pas, je reviens…Les heures s’égrènent, mais Antoinette ne revient pas… Ernest la cherche partout dans le voisinage, pose des centaines de questions mais ne trouve rien, personne ne l’a vue. Il se rend alors chez madame Legrand qui, on s’en doute, est également aux cent coups mais, pendant les heures et les jours suivants, ils ont beau retourner ciel et terre, s’adresser à la police et de nouveau aux voisins, leurs recherches ne donnent toujours rien.Pire encore, au fil des jours et des semaines, c’est une méfiance réciproque qui s’instaure, chacun des deux protagonistes soupçonnant l’autre d’avoir fait disparaître Antoinette pour une raison quelconque. D’ailleurs, madame Legrand finira par disparaître sans qu’ils ne se soient jamais réadressé la parole.Et les années passent, pendant lesquelles les multiples portraits d’Antoinette qui ornent les murs n’en finissent plus de jaunir. Ernest, durant tout ce temps, est passé par tous les états d’âme, depuis la résignation, l’espoir le plus fou ou le désespoir le plus profond. C’est d’ailleurs lors d’une de ces crises où il est totalement au fond du trou que, dans un véritable accès de démence où il est persuadé qu’Antoinette s’est moquée de lui et s’est enfuie avec un autre homme – sûrement un bien meilleur parti que lui – qu’il finit par détruire l’intégralité des portraits de sa muse disparue. Ivre de douleur, il tente tant bien que mal de remonter la pente depuis plusieurs jours lorsqu’un flic vient sonner à sa porte.— Monsieur Delagrange ?Salutations, présentation, l’inspecteur finit par sortir un petit sac de femme de sa besace.— Ce sac à main vous évoque-t-il quelque chose ?Ernest n’en croit pas ses yeux… Le sac en question a beau être dans un état pitoyable, poussiéreux, taché, à moitié grignoté par les rats et autres bestioles, il le reconnaît immédiatement.— Oui, bien sûr, s’entend-il répondre, c’est celui d’Antoinette… Mais où l’avez-vous trouvé ?— À quelques rues d’ici… Ce sont des ouvriers du bâtiment qui nous l’a ramené, et cela nous a aussitôt fait penser à l’inconnue du fiacre.— Pardon ?Et oui, n’en déplaise à certains, la police fait parfois son travail, et a réussi à reconstituer le probable déroulé des événements : Antoinette revenait d’on ne sait où lorsqu’elle a été renversée par une voiture hippomobile et, dans le choc, son sac a certainement été projeté à plusieurs mètres. Là, un passant bien intentionné l’a probablement ramassé et, n’ayant rien trouvé d’intéressant à l’intérieur, l’a aussitôt jeté dans une masure en ruines comme il y en a des tas dans le Paris de cette époque… Jusqu’à ce que, des années plus tard, des ouvriers chargés de la démolition le retrouvent, lui et les papiers d’identité qui s’y trouvaient, et le confient aux bons soins des condés.Parce que le problème c’est que dans le quartier, personne ne connaissait la demoiselle… Et que lorsque l’équivalent des secours s’est pointé sur place, elle était déjà dans le coma. Dès lors, faute de papiers d’identité, c’est une inconnue qui a été transportée à l’hôpital où elle s’est éteinte quelques heures plus tard sans que personne, à commencer par sa famille et ses amis, ne puisse en être averti.— J’ai brûlé ses photos alors que, regardez…Bien au chaud au fond de son portefeuille comme s’il s’agissait d’un véritable trésor, Ernest sort alors une minuscule facture – un devis, pour être plus précis – à l’en-tête d’une ancienne bijouterie du quartier : c’est une réservation pour une bague de fiançailles. Au bord des larmes, notre homme poursuit.— Lorsque j’y suis allé, le joaillier se souvenait très bien de cette jeune fille qui était venue elle-même, chose très inhabituelle, réserver sa bague de fiançailles… Elle avait peur que je ne dépense une fortune pour elle…Il s’effondre alors en sanglots puis, après quelques minutes, réussit à se reprendre.— Tenez, tenez… La voilà.Dans le petit écrin de velours rose quelque peu passé par le temps se trouve une petite bague toute simple, juste un petit cœur de rubis rouge sang monté sur une fine monture en or.— Je l’ai accusée de tous les maux, je l’ai maudite cent fois alors qu’elle avait même pris un rendez-vous pour que nous allions la chercher ensemble… Je suis un misérable…La vie d’une prostituée n’est jamais simple, l’on n’exerce rarement ce métier par vocation… Et bien souvent, celles qui pratiquent cette activité trimballent derrière elles un lourd passif où l’alcool, les coups et la misère ne sont jamais bien loin. Bref, malgré son jeune âge, Victorine en a vu d’autres et même si elle s’est forgé un cœur de pierre, cela ne l’empêche pas d’être méchamment cueillie.— Mais non, Ernest… Vous ne pouviez pas savoir… D’ailleurs, je suis sûr que là-haut, elle vous attend et vous aime comme au premier jour.Ces quelques mots de réconfort semblent apaiser quelque peu la peine du vieil homme, qui semble reprendre ses esprits. Mieux, une idée qui vient de lui traverser l’esprit est à deux doigts de lui redonner le sourire.— Mais… Veuillez m’excuser pour mon indiscrétion, Victorine, avez-vous un souteneur ? Ou de la famille à laquelle vous devez envoyer de l’argent ?— Un maquereau ? Le ciel m’en garde ! Et la seule famille que j’ai eue, je préfère l’oublier.Ernest prend alors une grande respiration, il est évident qu’il tient à peser les mots qu’il va prononcer.— Dans ce cas, Victorine, accepteriez-vous de devenir mon modèle à temps complet ? Vous emménageriez ici, je pourvoirai à vos besoins et vous n’aurez plus jamais à tirer le diable par la queue comme vous le faites actuellement.L’intéressée n’en croit naturellement pas ses oreilles.— Vous… Vous êtes sérieux ? Mais pourquoi ? Et surtout pourquoi moi ?— Parce que je ne me suis jamais marié et que cet appartement et le reste partiront à je ne sais qui quand je fermerai les yeux…Puis, après un silence.— … et j’aurais un peu l’impression de vivre avec Antoinette à mes côtés. Non, décidément, vous n’avez pas idée d’à quel point vous lui ressemblez…