Une folieJean-Pierre était un homme heureux. Il l’était parce qu’il avait définitivement bouclé le dossier « Avandis », parce que sa vie était ce qu’il avait toujours souhaité qu’elle fût : une vie calme, régulière et sereine. Il avait une épouse charmante, Jacqueline, qui, comme lui, n’était pas imprévue. Il avait un emploi sérieux – bien que peu valorisant – qui ne lui procurait que de faibles désagréments : un dossier un peu compliqué de temps en temps, un collègue parfois suffisant, un chef légèrement hautain… mais rien de très grave. Ses semaines étaient immuablement identiques : le lundi, le repas du midi était pris avec l’ensemble des collègues de bureau, chef compris, le mardi était organisée une réunion de concertation du service dans lequel il travaillait, le mercredi… le jeudi… et le vendredi, décontraction dans le bureau et plaisanteries de rigueur !Quant au samedi…Le samedi était chargé. Il lui fallait, le matin, faire les courses avec Jacqueline pour la semaine à venir, et il se ruait le cœur léger dans la grande surface la plus proche. Puis, il consacrait toute l’après-midi au sport que retransmettait généreusement la télévision sur sa «TV NextGen écran-plat ». Enfin, le soir, une fois couché, il s’abandonnait depuis bientôt quinze ans à ce qui constituait le rituel obligé de son mariage. Jacqueline, toujours plaisante, recevait l’hommage de Jean-Pierre avec respect et civilité. Sauf circonstances exceptionnelles – ce qui, en fait, ne se produisait jamais – tous les samedis soir, Jacqueline était disposée et Jean-Pierre actualisait son geste d’amour. Depuis bientôt quinze ans.La télévision avait fini de retransmettre – en léger différé – la formidable course de Formule 1 tant attendue et vantée par les médias. Jean-Pierre, après avoir vérifié l’heure sur la pendule, décida qu’il était temps de se coucher. Jacqueline, comme très souvent, était déjà au lit, « le sport n’étant guère une activité féminine ». Elle parcourait nonchalamment une revue quelconque dont les pages paires, selon le credo moderniste des rédacteurs en chef, n’ont plus qu’une unique vocation : informer les gens à l’aide de publicités…« Pas ce soir… »Jean-Pierre fut d’abord surpris par cette réponse, puis, consciencieux, il chercha des éléments, les détails qui durant la semaine pouvaient expliquer ce refus. Autant dire que sa recherche fut vaine, mais ce salutaire exercice le conduisit vers un sommeil bien mérité.La semaine suivante fut aussi peu mouvementée que la précédente. Jean-Pierre, parfaitement égal à lui-même, nageait dans la félicité que lui procurait la monotonie de la vie. Le soir, il rentrait, embrassait Jacqueline toujours heureuse de son retour, prenait un verre de vin – une folie ! – mangeait, regardait la télévision puis se couchait sans oublier de déclarer, sur un ton éclatant de bonheur, une bonne nuit à Jacqueline qui, bien souvent, dormait déjà .Un incident pourtant avait eu lieu le jeudi. Alex, un collègue de bureau – un ami, comme Jean-Pierre se plaisait à le dire lorsqu’il parlait d’Alex à Jacqueline – du genre bien enveloppé mais pas gros, se voulant désinvolte mais en réalité parfaitement balourd, audacieux et franc mais finalement assez pleutre, philosophe bien sûr ! débitant un nombre considérable de mot clefs et de poncifs… bref, cet Alex, l’image rêvée du second rôle qui accompagne sans ciller les terribles drames du héros dans les séries télévisées américaines… Alex donc, avait renversé, au cours d’une conversation forcément passionnante, son café sur l’un de ses souliers. Le droit, pour tout dire, ce qui est notable pour un droitier. Le vendredi fut donc consacré à cet événement notoire – le droit pour un droitier – et Jean-Pierre avait fini on ne peut mieux la semaine.Le samedi soir, comme de coutume, il engagea le geste protocolaire qui devait déclencher la réaction en chaîne. Depuis 15 ans.« Non, pas ce soir, je t’en prie… »Ces mots eurent sur Jean-Pierre un effet surprenant : il se demanda bien sûr, dans un premier temps, s’il existait des raisons objectives pour enfreindre, deux fois de suite, presque quinze ans de consensus vertueux, totalement partagé. Mais il ne trouva rien. Alors, chose extravagante chez lui, il conclut en philosophe aguerri que la vie se devait d’offrir des évènements singuliers et incompréhensibles à l’Homme.La semaine qui suivit fut exceptionnellement monotone. Rien, pas même un évènement du type « Voilà un retard de cinq minutes, Mademoiselle ! » ou bien « Désolé, Monsieur, mon enfant a été malade » ne vint troubler la douce quiétude du bureau. Pourtant, Jean-Pierre se sentait un peu plus nerveux qu’à l’accoutumée. Peut-être était-ce dû à la météo qu’il écoutait religieusement tous les jours ? Ou bien à la livraison, mardi soir, du nouveau canapé pour le salon ? Il y avait chez Jean-Pierre comme une sorte d’irritabilité : le samedi, les courses du matin l’avaient laissé indifférent, et le sport de l’après-midi l’avait presque ennuyé.Le soir venu, Jean-Pierre fut contraint d’accepter un troisième refus.Il regarda Jacqueline un court moment avec autant d’étonnement que d’incompréhension. Que pouvait-il bien en être ? Pourquoi ? À ces questions, Jean-Pierre ne parvenait à trouver aucune réponse Il éprouvait un sentiment de vide, ce vide si pratique pour ne pas penser. Résigné, noyé dans le vide, il se tourna sur le côté ; sa main percuta un objet dur, long et chaud qu’il n’eut pas de difficulté à identifier et il eut honte de son état. Jean-Pierre ne passa pas une bonne nuit.La dimanche fut difficile pour Jean-Pierre. Les questions sans réponse de la veille le tourmentaient. Il fallait en convenir, il n’était pas serein ce dimanche. Après bien des hésitations, il se résolut – dès le lundi – à exposer le problème, de manière anonyme bien sûr, à la seule personne qu’il tutoyait quotidiennement : Alex.Son lundi fut donc consacré à la réussite de son délicat projet. Vers l’heure du repas, après bien des tergiversations, il parvint enfin à parler seul à seul avec Alex.— Ça va pas, Jean-Pierre ? T’es pas dans ton assiette aujourd’hui… ha ! ha !C’était l’heure du repas.— Euh ! Si, si… je me pose une question…— Vas-y…— Bien. T’en penses quoi, toi, si une femme – mariée, bien sûr ! – refuse, avec son mari, comme ça…— Les poutous et plus ?— Euh oui… enfin… oui, comme ça…— Tu t’es disputé avec Jacqueline ?— Non, non, c’est pas moi ! C’est une question… comme ça…— Ah… écoute, j’la connais pas Jacqueline, j’l’ai même jamais vue, mais c’que je sais, c’est qu’une femme qui veut plus, c’est qu’elle regarde la peinture du plafond…De profondis…— …— Allez ! Tu la fais pas hurler ou quoi ? T’es pas doué ! Pas possible… c’est comment ?— Euh… bah… normal, quoi !— Hein ! Tu fais comme moi et elle hurle ! Sauf si c’est une femme qu’en veut – j’dis pas ça pour ta femme – mais y a des femmes, elles en veulent ! Même qu’elles se tripotent tellement…La conversation fut stoppée net par l’arrivée des collègues : le lundi était le jour du repas collectif.Jean-Pierre fut profondément troublé par la consultation qu’il avait eue avec le philosophe Alex «… tellement… qu’elles ne se livrent plus à leur mari » pensait-il. Il s’accrochait autant qu’il le pouvait à la conversation banale et convenue qui, à table, était servie tous les lundis par l’équipe de collègues. Son zèle à prendre la parole, sans respecter les codes élémentaires de la hiérarchie et de la bienséance, surprit tout le monde : mais il ne voulait pas penser, il cherchait à oublier les paroles d’Alex le Sage.Assis à son bureau, Jean-Pierre subissait un véritable supplice : son esprit oscillait entre le contenu du dossier « Bevandis » ouvert sous ses yeux et l’image de Jacqueline, fiévreuse, qui s’abandonnait aux plaisirs solitaires. Il l’imaginait dans sa robe rouge, fendue au trois quarts de la cuisse – robe qu’elle ne mettait qu’à de très rares occasions, c’est-à -dire quasiment jamais – assise dans le fauteuil en cuir, une jambe repliée sous ses fesses, l’autre impudiquement écartée, une main plongée sous sa robe, le visage extatique. Il finit par se figurer la main de Jacqueline posée sur le fin tissu de coton, ses doigts palpant ses lèvres de haut en bas, de bas en haut, s’arrêtant par moments sur les formes fantomatiques de son sexe. Plus le temps passait, plus les images devenaient explicites : la main remontait jusqu’au ventre, s’insinuait lentement sous le tissu, hésitait un instant, soulevait une fois, deux fois le tissu… puis finalement passait la barrière de duvet, rencontrait le début du sillon, plongeait plus bas pour aller s’imprégner de liqueur tiède. Là , un de ses doigts remontait lentement le long des lèvres mi-ouvertes pour redescendre tout aussi lentement par ce même chemin. Dans ce mouvement ascendant-descendant, à chaque passage, les doigts enduits de plaisir liquéfié, attrapaient le bouton, le malaxaient, le pressaient, le pétrissaient, le plaquaient. Jacqueline alors soupirait, gémissait. Les doigts devenus autonomes s’aventuraient juste à l’entrée de l’antre, en définissaient longuement le pourtour. Puis un doigt, plus intrépide que les autres se déployait en elle et, dans un geste convulsif de la main, s’octroyait le devoir de glisser plus au fond. Là , dans une ardeur fébrile, le doigt se faufilait, d’abord lentement puis avec plus de rythme. Jacqueline, en robe rouge, assise dans le fauteuil de cuir noir, s’appliquait à jouir.Jean-Pierre, perdu dans les images érotiques – cela malgré lui – était au comble de la gêne. Il croisait, décroisait les jambes, tentant de se soulager de l’émoi qui l’avait envahi par ce jeu – personnel et subtil – de mouvements de jambes. Il tentait, par de vaines incantations, de dissiper les terribles images. Mais la main libre de Jacqueline agaçait un mamelon, saisissait de la paume un sein parfaitement galbé, se risquait à saisir le second, écrasant les deux astres dans un soupir gracieux. Les doigts glissaient, pénétraient, se faufilaient par grappes de deux dans cet abîme humide et chaud, les doigts pinçaient, pressaient, agaçaient les mamelons qui en devenaient rudes et cramoisis. Emportés par l’éloge qu’ils donnaient sans retenue au sexe de Jacqueline, les doigts cherchèrent plus bas, vers un autre repère où pouvoir s’infiltrer. Ils trouvèrent l’entrée, pétrirent le terrain, un des doigts s’élança et se perdit au fond du gouffre…Jean-Pierre avait joui.Il quitta le bureau, poisseux, désemparé, honteux. Il prit mille précautions pour que rien ne paraisse. Il marchait à petits pas, tachant de limiter l’étendue de la tache, maintenant devenue froide, cette souillure qui désignait brutalement son tourment.— Alors, hier soir ? Hein ?Après bien des coups de menton, des clins d’œil, Alex et Jean-Pierre avaient fini par se retrouver seuls.Jean-Pierre prit peur. Il devint blanc, se crispa. Savait-il ?— Ouais ! Avec Jacqueline ?— Aaah ! Ouuui ! Avec Jacqueline… eh bien… on est mardi !— Ben ! J’te demande pas le jour qu’on est ! Alors ? T’as fait comme j’t’ai dit ?— …— J’te dis ça comme ça, moi… Y a des femmes, elles ont un type parce que leur mari, hein ! C’est pas qu’elles les aiment plus, leur mari, mais, hein ! J’peux dire que celles-là , elles en veulent… ouais ! Et j’peux dire que le mari, eh bien, s’il savait c’qu’elles font avec les types…— Oui, mais, Jacqueline c’est pas ça… dit Jean-Pierre avec une certaine retenue.— Ah non, non, non ! Je disais pas ça pour ta femme ! J’disais ça comme ça…Ainsi parla Alex le célibataire.« Et si Jacqueline avait un amant ? Cela expliquerait la chose… Non, non, Jacqueline n’est pas comme ça, elle sait bien qu’on n’a pas fini de rembourser la maison… » pensait Jean-Pierre. Mais le ver était dans le fruit, et l’idée d’un éventuel amant, dans l’esprit tourmenté de Jean-Pierre, prit corps durant l’après-midi. Il n’eut alors plus de cesse que de mettre un nom sur ce corps : qui aurait bien pu être l’amant de sa femme ? Et il finit par le trouver, bien sûr…Olivier était l’amant désigné : un collègue, qui était venu dîner un soir à la maison voilà déjà plusieurs mois, célibataire à l’époque, galant, et qui n’avait pas déplu à Jacqueline. Aussi, dans l’imaginaire de Jean-Pierre, Olivier endossa le costume de l’amant, costume qu’il retira d’ailleurs assez vite lorsque Jacqueline se précipita dans les pensées de Jean-Pierre. Elle était vêtue d’une nuisette vaporeuse, sous laquelle on devinait une jolie culotte assortie à un soutien-gorge pigeonnant. Olivier laissait courir ses doigts sur le visage ravi de Jacqueline qui se rapprochait petit à petit, comme une chatte langoureuse. Olivier la prit par les hanches, s’agenouilla, huma l’odeur qui se dégageait du sexe désirant de Jacqueline, embrassa à travers la fine toile le ventre, le pubis, fit glisser la culotte humide qui se recroquevilla sur le sol et, de son haleine chaude, il irradia le sexe ruisselant. Elle fermait les yeux et goûtait sans retenue la caresse enivrante, puis elle posa les mains sur la tête de son amant. Celui-ci effleura du bout des lèvres le bouton érigé, dressé et généreux, et posa délicatement sa langue sur le bord des lèvres. Les fluides se mélangèrent pour le plus grand bonheur de Jacqueline. Olivier, très lentement et très professionnel, remonta vers la naissance de la faille et happa le noble bouton rose. Jacqueline, la tête renversée, les yeux fermés, la bouche à demi-ouverte, chuchota « Ooooh ! Ouuui ! Jean-Pierre … ».Les paroles de sa femme trouvèrent un Jean-Pierre affolé : son esprit délirant avait transmuté Olivier en lui-même. Était-il au bord de la folie ? Il s’efforça de fixer son attention sur les « proceedings pré-intégrés » du dossier « Cevandis » mais son œil parcourait le texte sans s’attacher au sens des mots ni aux mots eux-mêmes. Il était allongé sur le dos, et Jacqueline, dans une posture très impudique, mais tellement efficace, le chevauchait. Elle avait quitté sa nuisette mais conservé son soutien-gorge. D’une main elle se caressait – se malaxait ! – les seins, de l’autre, elle polissait le germe du plaisir que la position avait totalement dégagé de son écrin et qui semblait formidablement outrageant : rouge vif, installé pour l’éternité dans une forme et une taille légendaire. Grâce à la seule force de ses cuisses, elle coulissait sur la colonne, ce qui lui arrachait, à chaque balancement, un hurlement de plaisir. Jean-Pierre se contracta « Non ! Pas encore aujourd’hui ! ».L’effort fut surhumain mais il avait gagné… encore un peu de temps. Dans une position que pourtant il avait toujours répugné à concevoir, il pénétrait Jacqueline. Sa main, passée sous le ventre de Jacqueline, plagiait sans scrupules les gestes habiles qu’elle s’était octroyés auparavant. Il s’engageait, elle criait, il s’insérait, elle hurlait, il reculait, elle réclamait, il s’animait, elle fulminait, il s’enfonçait, elle s’emportait, il… trop tard ! Jean-Pierre avait à nouveau failli…Jean-Pierre est un homme heureux. Les murs blancs qui l’entourent sont apaisants, la fenêtre donne sur un joli jardin qui lui sert de calendrier perpétuel. La télévision n’est pas très jeune mais elle ne refuse jamais de le divertir. Il est seul et organise son siècle à travers un rideau – parfois épais, il est vrai – de frimas. Il n’a plus de lundis, de mardis… Il vit avec son temps.