Au départ, je ne souhaitais nullement participer au concours mais simplement parler un peu de la vie, de la mort, du trépas. C’est quand j’ai vu le mot « cimetière » dans le concours que ça m’a donné l’idée. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il s’agit d’une histoire vraie mais elle n’est pas non plus véritablement totalement inventée. La fiction croise souvent la réalité et elles se complètent mutuellement. Je ne connais pour ma part aucune histoire vraiment vraie et aucune histoire vraiment fictive !Ce qui m’avait impressionnée, c’est cette histoire de feux follets. J’en rêvais même la nuit, des cauchemars particulièrement effrayants, et je me réveillais en sueur, tremblante de tout mon corps, l’âme des morts gazéifiée qui me poursuivait dans cette terreur insidieuse. C’était comme les caves, les tombeaux, les rats, les cercueils, toutes ces choses qui suintent, tous ces vers qui grouillent, surtout ces énormes mollusques qui se tortillent dans tous les sens. De les imaginer rentrant et sortant des cadavres putrides, par les trous de nez, quelle horreur ! Ou investissant ma petite chatte et me dévorant de l’intérieur. Il fallait que je me lave, à grands jets, au risque de me bousiller les muqueuses, que je sois sure que ça n’arriverait pas, jamais ! Un membre gangrené on peut toujours le couper, mais quand la pourriture t’envahit de l’intérieur, c’est fini. Le pire dans tout ça ce n’est pas de retomber en poussière, c’est de devenir comme un gros concombre pourri, tout flasque, tout molasse, tout spongieux, tout dégueulasse, investi par les parasites.Ca ne m’empêchait nullement de fréquenter avec assiduité le cimetière d’en face. Au diable les morts et toute leur pourriture, au moins là-bas j’étais tranquille. Deux ou trois aboiements dans le lointain et c’était tout. Ici le silence était d’or.Nous étions une trentaine de jeunes, pour la plupart des branleurs venus de la cité. Le car nous avait balancés là, dans ce petit village moribond, dans cette grande bâtisse délabrée, avec trois quatre « anims » dévoués, forcément de gauche et nécessairement à l’écoute. La campagne, le grand air, tous frais payés par une généreuse association et nous, les jeunes, nous n’étions même pas contents, jamais contents, complètement ingrats, même pas reconnaissants et nous ne nous sentions pas non plus coupables de cet état de fait, je te jure plus mauvais tu meurs.Mais moi la vie en communauté ça n’a jamais été ma tasse de thé, les grands dortoirs, les douches communes, les longues veillées, la participation. J’ai peut-être une mentalité de sale petite bourgeoise qui veut égoïstement préserver son intimité mais je le revendique, je préfère garder mes distances.Alors, dès que j’en avais l’occasion, échappant à la vigilance des uns et des autres, j’allais me réfugier de l’autre côté de la route, dans le petit cimetière du village. Je m’asseyais alors tranquillement sur une tombe, j’allumais une clope et je plongeais dans mes pensées en regardant vers le ciel étoilé. Je me demandais toujours à quoi pouvaient bien ressembler ces feux follets dont on m’avait parlé. Lorsque la nuit était bien sombre et bien inquiétante, je scrutais les alentours pour essayer de déceler cette présence mortuaire. Alors des frissons glacés me zébraient invariablement le dos, me faisant perdre toute contenance et tout sang froid, mais quelque part il faut dire que j’adorais cette sensation de frayeur. Il m’arrivait même de me lever tout d’un bond et de prendre mes jambes à mon cou, de me mettre à courir comme une dératée poursuivie par de méchants démons et ce n’est qu’après avoir traversé la route, après avoir poussé le gros portail de fer grinçant que je partais dans des rires spasmodiques, hystérisée par cette peur aux relents d’innommable.Mais pour l’heure une petite bise sifflait entre les tombes et glissait malicieusement dans les interstices de mon chemisier. Et j’étais vraiment bien, reposée, détendue, pleine de fraîcheur, sous la protection d’une lune coquine. J’ai tiré lentement sur ma cigarette, prenant soin d’en puiser le maximum de plaisir. Au bout d’une semaine, il n’y avait déjà plus de shit, les garçons avaient tout bouffé, à croire que ces salauds n’avaient fait que ça ! Pourtant au départ ils avaient vraiment mis le paquet. Je ne comprenais pas qu’on puisse être aussi con. En tout cas ce n’était pas dans ce bled paumé qu’ils allaient pouvoir se ravitailler, désormais ils étaient condamnés à siroter leurs pastis et à se saouler à la bière. Bien fait pour eux, et aussi pour moi, moi j’y avais à peine goûté, bande de fumiers, dire qu’une partie de mes économies y étaient passées ! Et puis zut, je suis trop bonne poire.J’étais donc particulièrement détendue, confortablement allongée sur ma tombe favorite, tout en marbre de Carrare, lorsque j’ai vu cette étrange silhouette s’avancer dans l’allée. Un revenant, un mort-vivant, une créature du diable et je n’avais même pas la trouille. Je restais là, décontractée, à tirer sur ma clope, sans conscience du danger qui allait s’abattre sur moi, ce monstre encapuchonné qui me fonçait droit dessus pour me conduire à trépas…Et puis il s’est arrêté, à deux pas !— Salut— Salut— Il fait bon cette nuit.— Oui, ce petit vent est, comment dire, rafraîchissant.Un très grand mec dégingandé et squelettique me surplombait de toute sa hauteur, un tantinet bossu, visiblement mal dans sa peau, adolescent plein d’acnée. Il dansait d’un pied sur l’autre et ne savait pas où se foutre.— Tu… heu… vous… venez souvent ici ?— Moi, tous les soirs, c’est tranquille ici, on peut rêvasser et aussi prendre ses aises. Et puis les voisins sont pas trop embêtants.— Et vous habitez où ?— Chez mes parents…— Heu… moi aussi, c’est la petite ferme juste derrière.— Mais non, je plaisante, je suis en vacances pour quelques jours.— Avec les autres ? Ceux de Paris ? Je sais, ma sœur est allée l’autre jour à une soirée. Ils avaient fait un feu de camp.Machinalement j’ai pensé, par pure méchanceté, « et elle a dû se faire baiser cette salope », je sais c’est con mais ça mange pas de pain, mais j’ai préféré répondre « Moi je déteste les soirées » de façon tellement péremptoire que ça a coupé court à toute discussion.Ca devait bien faire dix minutes qu’il faisait le poirier devant moi sans rien dire, sans bouger, en se dandinant comme une envie de pisser, alors j’ai eu pitié de lui.— Assieds-toi, tu paieras pas plus cher. Tu fumes ? Tu veux une clope ?— Mais… il n’en reste que trois.— Vas-y, prends si ça te fait plaisir, trop de politesse tue toute spontanéité… Si tu me racontais plutôt ce qui t’intéresse dans la vie.— Euh, et bien, euh… Pour l’instant je travaille avec mon père à la ferme… Mais j’ai un BEP de mécanique auto…— Et ça t’intéresse ?— Euh— Je vois, t’as pas l’air de tomber à la renverse ! Et si tu avais la possibilité de faire tout ce que tu veux, si tu n’avais aucun problème d’argent, tu aimerais faire quoi ?— Euh, je sais pas, j’aime beaucoup la nature, me balader, les animaux, aller à la pêche, me prélasser au soleil… mais… c’est pas un métier ça !— Pffff, c’est quoi un métier ? Une activité illicite ? Et puis au temps des hommes préhistoriques, ils devaient vivre un peu comme ça. Alors, tu te construis une cabane au fond des bois, tu vas à la pêche, tu chasses un peu, tu cueilles quelques fruits, tu cultives quelques graines, deux ou trois poules et voilà, t’es heureux.— Tu crois ?— Réfléchis-y…— Moi, si j’étais pleine aux as, je consacrerais ma vie aux morts. Je me demande vraiment ce qu’ils ont dans la tête ces gens-là et comment c’est quand on passe de vie à trépas.— C’est pas très gai comme idée.— Détrompe-toi, la mort est fascinante, c’est un élément essentiel de la vie et puis rien n’oblige qu’elle soit triste… Certaines nuits j’imagine que tous les zombies se relèvent d’entre les morts et organisent de superbes fiestas en souvenir de la vie. Leur statut de morts leur autorise bien entendu les excès les plus fous. Ils se mettent à danser sur les tombes, entraînant les macchabées dans de folles farandoles, des banquets majestueux, des orgies luxuriantes dans un décor somptueux qui n’est pas sans rappeler le ténébreux château du comte Dracula…— T’as de drôles d’idées…— (Hihi) Je plaisante évidemment, mais tu ne t’es jamais demandé comment ce serait quand tu ne seras plus ? Par exemple, là tu penses, du moins je l’espère, tu réfléchis, en tout cas tu essaies, tu vois des choses, tu es même capable de te demander comment ce sera quand tu ne seras plus, sauf que tu ne vois pas bien ce que ça peut être quand on ne peut même plus se poser la question comment c’est si l’on est. Non ? Je me trompe ?— …— (Hihi) Ca te laisse perplexe, dis. Mais déjà quand tu dors. Je sais, des fois tu rêves, tu fais de jolis rêves ou alors d’atroces cauchemars, oui mais quand tu rêves pas, à quoi tu penses ? A rien ? Mais comment peut-on penser à rien alors que l’on pense tout le temps. C’est quoi penser à rien ? Et même quand on dit que l’on ne pense à rien, on ne pense quand même pas à rien, on pense vaguement à quelque chose que l’on ne juge pas suffisamment intéressant pour être rapporté, ou bien on pense quelque chose de flou, d’imprécis ou de dérangeant. Mais, quand même, on pense, on vit, on voit, on sent. Mais quand on dort on a plus l’impression de vivre, de sentir, de respirer, on a plus d’impression, on est peut-être mort ! Sauf qu’ensuite on se réveille, que l’on est heureux échappé à la mort et de s’être bien reposé. À la mort sure, mais pas la mort subite, celle qui ne permet pas d’imaginer qu’un jour on puisse mourir.— Et tu poses vraiment toutes ces questions ?— Autant en profiter tant que je suis vivante (ou tu du moins que je crois l’être) pour me les poser, c’est pas quand je serai morte que je pourrai me les poser. En tout cas c’est fort probable que je ne le puisse plus penser à quoi que ce soit et fort incertain que je le puisse encore.— …— Où va l’âme quand on est mort ? Est-ce qu’elle s’envole à tire d’ailes dans la quatrième dimension ou est-elle aspirée dans un puits sans fond, un gigantesque trou noir issu du big bang, qui absorberait avidement toutes les pensées défuntes en un point focal où serait concentré tout le savoir de l’univers ? Mais l’âme existe-t-elle, n’est-elle pas une simple vue de l’esprit ? Et l’esprit n’est-il pas lui-même une simple structure chaotique et vaporeuse issue de relations chimiques en chaîne ? Nous ne sommes peut-être après tout qu’un petit bout de matière anarchique soumise à des lois probabilistes qui nous échappent, complètement incapables d’appréhender les sens et les enjeux qui se cachent derrière tout ça et qui resteront à jamais incompréhensibles pour nous !— Tu réfléchis trop !— Et ce n’est pas bien ?— Tu dois être malheureuse de te poser toutes ces questions.— Je ne suis pas malheureuse en tout cas. J’essaie de profiter au maximum de chaque instant de ma vie. Il y a toujours plein de petits moments formidables, il faut savoir en profiter. Et toi, tu es heureux ? Le bonheur n’a vraiment pas l’air de transpirer de ton personnage lorsque je te regarde !— Ben ! Je suis seul ! Je m’ennuie !— Tu veux dire que tu n’as pas de copine je suppose !— Je n’en ai plus, elle est partie à la fac, elle a trouvé quelqu’un d’autre. De toute façon elle ne me trouvait pas assez bien pour elle… Le fait que mes parents soient paysans, et avec juste mon BEP… Ici il y en a d’autres mais elles sont toutes prises ou alors ce sont des Marie-couche-toi-là.— Et toi tu rêves d’amour ?— Euh, ben oui, j’aimerais bien. Pas forcément me marier, mais vivre ensemble quoi.— Alors tu te dis « Tiens, la p’tite du cimetière, si j’allais la draguer, p-t’être qu’elle aimerait bien elle-aussi » et puis mince tu tombes sur une chieuse qui te parle que de la mort, alors toi ça te les brise. C’est ça ?— …— Réponds quand on te parle !— Heu !!! Mais je n’ai rien dit.— C’est justement ce que je te reproche, dis-moi plutôt ce que tu penses de moi… Allez vas-y, dis-le, je n’ai pas l’habitude de manger les grands échalas.— Ben, heu… oui… c’est sûr… je te trouve jolie… oui… très jolie.— Et si je te disais que je peux pas blairer les blancs-becs de ton genre, tu ne me trouverais pas un peu raciste ou vraiment connasse… Et puis avoue que ça te fait chier tout ce que je te dis parce que je te secoue, parce que je te maltraite, parce qu’en plus je le fais exprès et que je ne suis vraiment pas gracieuse… Mais peut-être est-ce simplement parce que moi aussi j’attends de toi un peu plus de gentillesse…— C’est que… je suis… un peu…— Mal à l’aise. C’est ça ? Parce que tu me trouves compliquée ou parce que tu trouves compliqué de m’aborder ? Merde, plus de clope, c’est la dernière, s’cuse-moi, celle là je la partage pas… Tu sais faire de la musique ?— Un peu… j’ai un harmonica… Je l’ai même sur moi.— Et tu sais en jouer ?— Un peu.— L’autre jour j’étais ici, je rêvassais, je regardais les tombes et je me disais que ces grandes plaques de marbre ça pourrait être extra pour faire des claquettes. J’avais pris quelques cours à une époque, j’adorais ça. Puis j’ai laissé tombé, je n’aime pas trop la discipline. Mais si tu veux bien me jouer un petit air, je veux bien danser pour toi. Comme ce soir je suis en talonnettes, ça devrait pouvoir le faire.Et voilà qu’il me sort un truc à faire pleurer les clowns, je ne sais pas où il est allé pêcher ça.— T’as rien de plus entraînant, un morceau un peu plus jazzy par exemple ?— Il était une fois dans l’Ouest, l’homme à l’harmonica ?Les bons vieux classiques ! Je sens que ce n’est pas cette nuit que l’on va s’éclater, c’est vraiment débile l’harmonica.— Et Hugues Aufray, tu connais ?— Ben non, pas trop !— Bon, va pour « Il était une fois dans l’Ouest », je vais me débrouiller avec ça. »Cacophoniquement votre » était présent ce soir-là, je me suis bouché les oreilles pour éviter toute séquelle définitive et, ni une ni deux, je me suis mise à tournoyer sur la première tombe venue, claquant des pieds, tapant des mains, dans un ballet surréaliste, un spectacle de Pierre Boulez sur une chorégraphie de Madonna, cette nuit-là les morts n’avaient qu’à bien se tenir, sinon ils allaient morfler, les pauvres. J’étais déchaînée et complètement hilare. Il fallait le voir souffler dans son instrument, s’arracher les poumons, se déchirer les joues et s’évertuer à sortir une tonitruante mélopée de son pipeau… Sous mes airs de midinette, j’ai toujours eu un faible pour les chiens battus sans collier, c’est pour ça que je le trouvais malgré tout touchant, par sa fragilité et ses incertitudes. Et, comme il me regardait et avait l’air d’apprécier le spectacle, je désirais aussi lui faire plaisir en prenant quelques attitudes lascives propres à éveiller sa libido.Pour ne pas perdre complètement l’audition :— Allez, viens, viens danser avec moi.— Mais… je sais pas… je sais pas danser !— C’est pas grave, on s’en fout, on déconne, on s’amuse, on s’éclate.Je dus le prendre par la main, il était gauche et maladroit, timide comme je les aime… Donc au bout d’un moment :— Tu peux aussi poser tes mains sur mes fesses et me serrer un peu plus, si ça ne te dérange pas… Même un peu plus, ça aussi c’est une façon de communiquer.C’est certain qu’il sagissait d’un piètre danseur. Après m’avoir cassé les oreilles, il allait m’écrabouiller les pieds. Et puis je ne lui avais pas dit non plus de me tenir comme un sac à patates, je sais bien que je ne fais pas toujours très attention à ma ligne, mais quand même, c’était pas un as de la sensualité et pour cette nuit-là, c’est certain, c’était vraiment pas gagné.Cela faisait presque deux mois que je ne l’avais pas fait, je veux dire pas fait à deux, toute seule je me débrouille toujours pas si mal, on n’est jamais si bien servie que par soi-même après tout. Mais ne soyez donc pas comme ça dédaigneux, tout le monde le fait, c’est évident. Seulement certains aiment ça plus que d’autres et ils le font aussi plus souvent. Personnellement j’aime ça depuis que je suis toute petite et, qui plus est, je préfère souvent ça à des expériences malheureuses qui me laissent parfois sur ma fin. En pleine crise de désespoir, je m’endormais toujours les mains entre les cuisses. Souvent ça me rassurait, en tout cas j’en avais vraiment besoin même si j’allais rarement jusqu’au bout de mon plaisir et me contentais en général de quelques tendres caresses.Mais ce soir-là, que voulez-vous, j’étais plus ouverte sur l’extérieur, j’avais besoin de ce contact avec le monde animal. Peu importait l’endroit, peu importait que je ne sois pas non plus en compagnie d’un apollon. Il y a des jours comme ça, c’est plus fort que vous, l’envie est trop pressante. Et puis dans le petit sac dont je ne me sépare jamais, j’avais aussi une boîte de préservatifs achetée à la gare routière avant de partir, preuve que j’avais quand même une toute petite idée derrière la tête. Après tout je n’ai même pas à me justifier, c’est important dans la vie, TRES important, c’est pour ça qu’on en parle et qu’on en a envie. Les morts ne le font pas, c’est pour ça qu’ils sont tristes, ils doivent se contenter de la fusion des âmes dans leur monde éthéré !Coûte que coûte, il me le fallait ce mec.Nous étions donc à nouveau assis à nous regarder en chiens de faïence, il ne fallait probablement pas trop que je m’attende à une initiative de sa part. Sur ce, il me propose :— Tu veux que j’aille acheter des clopes.— Ça doit être fermé à cette heure.— Il y a le café de chez la mère Lampouille, en principe il est ouvert jusqu’à une heure du mat’ à c’t’époque.— Non, te bile pas, je préfère que tu restes, j’arrive encore à me passer de nicotine à mon âge.— Tu veux un carambar ? Un malabar ?Il est trop ce mec. Tel un désuet magicien, le voici qui sort une tonne de bonbecs d’une poche de son blouson fripé.— Mais où t’as trouvé tout ça, ça fait dix milliards d’années que ça existe plus.— Alors, tu veux quoi ?— Un malabar, je vais faire des bulles… Non pas un vert, je ne les aime pas trop ceux-là… Oui, donne-moi en deux, je vais faire de grosses bulles… Mince, je croyais que c’était des décalcomanies… Ah oui, c’est cela il suffit de mouiller, c’est génial. Dommage que ça donne pas bien sur ma peau noire… Mais si tu veux je me le mets où tu veux… OU veux-tu que je le mette ?Pas de réponse, il y a vraiment des mecs qui sont handicapés grave !— Sur les seins ? Tu aimerais sur les seins ?— Euh, oui, si tu veux.Avec ce manque de conviction évident, il allait me faire fuir ce crétin.— Mais je te préviens, ce sera à toi de mouiller, avec ta langue, moi je n’y ai pas accès.Me voilà donc assise sur ma tombe en train de me désaper et de montrer mes petits lolos à Madame La Lune et accessoirement au grand benêt qui se pavanait dessous. Malgré la pénombre, je l’imaginais rouge brique, prêt à éclater comme une grosse bulle de chewing-gum bien pleine. Les yeux de ce grand dadet scotchés sur ma poitrine sortaient véritablement de leurs orbites.Pour enfoncer le clou, je me permis d’ajouter :— Il faut que tu mouilles bien avec ta langue, et après je te donnerai le petit papier pour que tu l’appliques.A peine une petite lichette que déjà il se redressait.— Ben, non, ça suffit pas, il faut que ce soit bien mouillé, partout !Cette fois-ci, il mit plus de cœur à l’ouvrage, léchant, reléchant, rereléchant mais n’osant pas s’approcher trop des pointes.Mais, alors qu’à nouveau il se redressait :— Mais j’ai dit partout !!! Je n’ai pas encore décidé où j’allais l’appliquer ce décalcomanie… Peut-être sur l’autre sein ! Ou peut-être tout au bout ! Il faut surtout bien les lécher, bien les sucer, bien les préparer.Il avait mis du temps à la comprenette mais cette fois c’était parti, il devenait vorace, il me tétait presque, il me faisait même un peu mal mais ça faisait du bien. J’ai rejeté ma tête en arrière en cambrant la poitrine en avant, m’offrant sans aucune pudeur à ce déchaînement mammaire. Une fois parti, on ne pouvait plus l’arrêter, ses mains, sa bouche, ses lèvres, ses dents qui rejoignaient sa langue dans un déchaînement oral des plus délicieux. J’ai presque tourné de l’œil tellement ça me plaisait. Ça me faisait des frissons dans tous le corps.Halte, stop, pouce, minute papillon ! Que je reprenne mes esprits et le contrôle de la situation. Lorsque je l’ai repoussé, il m’a presque arraché le bout d’un sein :— Quelle férocité, ai-je dit en rigolant !Il était là, interloqué, pantelant, la langue pendante comme un loup affamé. Un loup-garou ou un vampire, peut-être sortait-il simplement d’un de ces tombeaux majestueux qui s’alignaient contre le mur d’en face !— Maintenant je suis toute mouillée… de partout, ai-je ajouté avec malice, en insistant évidemment lourdement sur le mot » partout » qui signifiait dans son langage que j’étais prête à me faire « empapaouter comme une petite chienne en chaleur », ou alors comme une grosse cochonne lubrique, suivant les coutumes locales. Trêve de plaisanteries. Et alors, quel mal y-a-t’il à se faire faire du bien ?Je n’ai pas posé la question qui tue « As-tu envie de moi ? » de peur qu’il ne me rétorque de la façon la plus bête qui soit « Euh oui, si tu veux ». Mais de toute façon je le voyais bien qu’il avait envie de moi, de même qu’il devait bien se douter que je désirais un peu plus qu’une simple décalcomanie sur le sein droit. Même les demeurés ne le sont jamais autant qu’on croit.— Je suis désolée, j’ai changé d’avis, j’aimerais que tu me le colles plus bas. J’espère que ça ne te dérange pas au moins !Sans lui laisser le temps de répondre, me voilà qui ôte d’un coup d’un seul, et mon mini-short et ma petite culotte, entraînant pour l’occasion mes deux » shoes « . Et voici votre servante, à poil sous la lune et nue sur une tombe. »Oui, seigneur tout puissant, je suis l’envoyée de malin et je vais m’offrir en ce lieu sacré ». Débauche et bacchanale, je n’ai peur de rien, même pas des flammes de ton enfer ! Mieux vaut de toute façon souffrir en enfer que retourner insidieusement au néant !Je me suis donc mise à danser sur la tombe en bravant les dieux, à peine consciente de cet acte sacrilège, conscience surtout que j’étais quand même la plus gentille de toutes les filles, que je n’avais jamais fait de mal à quiconque, alors que le monde était peuplé de vilains pas beaux à qui l’on promettait allègrement le paradis contre monnaie sonnante et trébuchante. Mais si Dieu avait une âme, fatalement, le jour du jugement dernier, il saurait reconnaître les faux pourris des vrais salauds et pour cela il n’avait nullement besoin d’une cohorte d’ecclésiastes.Alors je dansais, je dansais, devant mon amant bavant d’envie, moi la belle et lui la bête (Mais je vous rassure, je ne suis pas si belle que ça et lui point trop hideux !). Après m’avoir croquée des yeux, il finit bien par ce jeter sur moi pour me dévorer toute crue, tellement je lui avais mis l’eau à la bouche.Un peu plus tard, j’étais laminée, empalée, défoncée suivant les saints sacrements et avec la bénédiction des diacres et des chambellans. Et mes yeux révulsés percevaient dix mille chandelles. Mais minute papillon, une petite sacoche en plastique, folle la guêpe mais pas suicidaire.C’était un assez bon amant qui allait droit à l’essentiel, pourvu d’un bon « aller-retour » et allant au plus profond des choses. Il pouvait faire trempette, j’étais plus que liquide. Je trouvais ça émoustillant de me faire baiser avec ce marbre froid sous mon corps. Et en dessous il y avait le caveau, les squelettes, les âmes des trépassés. Peut-être étaient-il en train de nous observer, d’un œil bienveillant, en regrettant la vie, en regrettant de ne pas en avoir suffisamment profité, on en profite jamais assez ! Et puis surtout ils trouvaient ça beau, deux corps qui se chevauchent, deux corps bien emboîtés et tout cet amour, tout ce plaisir, toute cette vitalité qui désormais leur échappait, eux perdus dans l’univers de la pensée pure, froide et figée.Est-ce l’attrait mystique de ce temple profané mais mon copulateur me faisait jouir à répétition et je demandais grâce alors que lui semblait infatigable ? Il m’a fait retourner à quatre pattes, je n’en pouvais plus. Saillie comme une bête, le retour à la nature, l’essentiel du plaisir. Enfin il s’est effondré sur moi en ahanant, en hurlant à la lune. Dans le lointain, des chiens errants aboyaient en retour. C’était beau la vie, vraiment très beau, ça donnait envie de recommencer, encore et toujours, de tout dévorer à pleines dents. Justement, il me restait encore ma bouche et lui la sienne et toute la nuit devant nous et encore tout plein de choses à explorer !Je l’ai surpris par la suite à balancer discrètement quelque chose entre deux tombes :— Qu’est-ce que tu fais là ? Qu’est-ce que c’est que ces manigances ? T’es con ou quoi ?Il me regardait en rigolant bêtement après ce bon moment que nous avions passé ensemble.— Ramasse ça tout de suite, c’est pas une poubelle ici.Puis, indiquant les tombes :— Que vont-ils penser si tu salopes leur lieu de vie ? Il faut les respecter, ce sont nos ancêtres, ce sont eux qui nous ont donné la vie. Il faut garder la tête haute pour quand nous les rejoindrons. Qu’ils disent de nous « Ils ont baisé sur nos tombes certes, mais ils ont pris soin de nous. Ce n’était pas des méchants, des dégueulasses, ils voulaient simplement profiter de la vie, de ce qu’elle a de meilleur ». Tu comprends ? C’est important, même s’ils ne disent rien parce qu’ils restent discrets, ils comptent quand même sur nous pour perpétrer la vie.Sur ce nous sommes sortis sans un bruit de leur demeure en leur disant « Au revoir ». À l’autre bout du cimetière, un feu follet s’est mis à clignoter : C’est bien la preuve qu’ils existent quand même, non ?Nora la hyène – Juillet 2001