La porte s’ouvrit devant Cécile. Les capteurs l’avaient identifiée. Était-ce son odeur, ses yeux, son allure générale, une reconnaissance faciale ? Cécile n’en avait aucune idée. Elle ignorait tout de ces choses-là . La porte s’ouvrait pour elle et sa mère, et seulement pour elles, cela lui suffisait.Elle déposa son sac sur l’étagère de l’entrée, retira son manteau et ses chaussures, passa ses chaussons et se tourna vers le salon. Elle se figea. Sa mère n’était pas seule. Un homme se tenait à côté d’elle, sur le canapé, très proche, trop pour que la décence le permît.Cécile frémit. Qui était cet intrus ? Pourquoi sa mère l’avait-elle laissée entrer ? Était-elle en danger ? Avait-il abusé de son handicap pour l’induire en erreur ? S’agissait-il de ces vendeurs un peu trop collants dont Nicole n’arrivait plus à se débarrasser ?Cécile s’avança prudemment, inquiète et angoissée.— Maman ? Ça va ? lança-t-elle d’une voix tremblante.— Très bien, ma chérie. Assieds-toi, je t’en prie !— Qui est-ce ? demanda Cécile sans prendre place.Elle tenait à rester debout, à conserver toutes ses capacités, prête à bondir, et ce, bien qu’elle n’aurait pas pu grand-chose contre cet homme plus grand et plus fort qu’elle. Sa carrure était impressionnante sans être menaçante. Ses muscles saillaient sous ses vêtements simples : une chemise en lin, un pantalon de ville marron, des chaussures en cuir souples. Rien d’extravagant. Pas de mallette. Pas de sac. Pas d’arme non plus.Cécile frémit. Cet homme n’avait clairement pas besoin d’arme pour obtenir la reddition de ses deux proies. Une jeune femme et une aveugle. Ça serait du gâteau.— Assieds-toi ! insista Nicole tout sourire.L’homme ne prononça pas un mot. Il conservait un visage neutre et détendu, calme et serein. Il clignait doucement des yeux et ne faisait aucun geste, les mains nonchalamment posées sur ses cuisses. Rien n’indiquait d’agressivité, mais Cécile le sentait : quelque chose n’allait pas. Ce type était bizarre.— C’est un androïde, précisa Nicole.— Quoi ? s’exclama Cécile en le détaillant de la tête aux pieds.Il ressemblait à un homme, en tout point. Cheveux bruns, yeux marrons, la vingtaine, il imitait remarquablement bien le genre humain. Sa poitrine se soulevait régulièrement. Il bougeait un peu, ne restant pas statique comme une statue ce qui, pourtant, devait lui prendre inutilement de l’énergie. Il était sacrément bien programmé.— Que fait cette chose ici ? demanda Cécile, éberluée.— Il est à moi, s’écria Nicole d’une voix aiguë accompagnée d’un immense sourire.— Ce truc est hyper évolué. Ça ne m’étonnerait pas qu’il coûte plusieurs millions. Ne me dis pas que tu l’as volé ?— Mais non ! s’exclama Nicole, clairement vexée que sa fille pût penser cela.— Tu n’as pas pu le gagner non plus, poursuivit Cécile. Aucun jeu n’offre une telle récompense.— Il a frappé à la porte dans l’après-midi. Il a dit qu’il était là pour moi, pour prendre soin de moi, pour me servir. Tu te rends compte de ma chance !— Qui t’a demandé de venir ici ? demanda Cécile à la chose.— Je ne sais pas, répondit-il, et sa voix grave entoura la jeune femme. Je n’ai aucun souvenir avant que Nicole n’apparaisse à la porte.— Quel modèle es-tu ?— Je ne sais pas, indiqua la machine.— Comment t’appelles-tu ?— Nicole doit me nommer.— Vraiment ? s’exclama la maman de Cécile, clairement ravie.Cécile secoua la tête et soupira. Elle trouvait l’engouement de sa mère un peu exagéré. Quelque chose clochait. Un peu de prudence ne ferait pas de mal.— Il a nettoyé et rangé l’appartement, indiqua Nicole.Cécile, accaparée par le nouveau venu, n’avait pas vraiment fait attention à son environnement, mais désormais, elle le constatait et le résultat était magnifique. Le salon n’avait jamais été aussi splendide.— C’est propre, constata Cécile.— Il a nettoyé… et fait les courses.Cécile frissonna. C’était sa corvée de faire cela. Le budget était serré.— J’ai pris en compte vos ressources financières, indiqua le robot.— Comment pouvez-vous les connaître ?— Je lui ai montré mes comptes, annonça Nicole en souriant.Ce faisant, elle avait tapé le code d’accès devant lui, lui offrant une voie royale vers un vol total. Merveilleux !— Maman !— Le dîner est en train de cuire, dit Nicole sans se démonter. J’ai participé.— Quoi ? souffla Cécile.Depuis qu’elle avait perdu la vue, Nicole ne faisait plus rien, refusait de bouger, se contentant du salon, de la cuisine et de la salle de bain et encore, chaque déplacement se faisait avec sa fille. Nicole écoutait la télévision ou des livres lus. Ses journées n’étaient remplies que de ça, au plus grand désespoir de Cécile. Les cours pour aveugles coûtaient bien trop cher. La prime pour handicap touchée lors de son départ du travail – celui-là même dont les radiations l’avaient rendue aveugle – dormait bien au chaud. En rationnant, elles pourraient encore vivre pendant trois ans, peut-être quatre. Ensuite, elles ne pourraient plus payer le loyer.Cécile cherchait du travail, mais ses faibles diplômes ne lui permettaient pas de décrocher quoi que ce soit. Elle faisait des petits boulots de-ci, de-là , offrant au couple mère/fille de la viande ou du poisson une fois de temps en temps.— Il m’a montré comment tenir un couteau en sécurité, pour être sûre de ne pas me couper malgré mon handicap.Cécile sursauta. « Handicap », sa mère venait de prononcer le mot interdit avec un naturel désarmant. Que s’était-il passé cet après-midi ? Où était sa mère ? Qu’est-ce que cette chose lui avait fait ?— Il m’a appris comment remplir un verre, en mettant mon doigt dedans pour savoir quand j’arrive en haut.— Tu t’es changée, remarqua Cécile.— Et lavée, indiqua Nicole.Devant cette chose ? L’androïde restait calme, neutre, de marbre face à la discussion autour de lui, comme si tout cela ne le concernait pas. Cécile se sentit mal. Elle aurait dû le remercier, mais ne pouvait pas. Cette chose n’avait rien à faire là . Elle était un intrus entre sa mère et elle. Il fallait qu’elle parte.Cécile sentit une larme couler sur sa joue. Elle fit tout pour que sa mère, aveugle, ne sente pas son désarroi. Elle désirait le départ de cette chose qui avait apporté plus en quelques heures à sa mère que n’importe qui en deux ans.— C’est clairement une IAN.— IAN ? répéta Nicole.— Intelligence Artificielle de Nouvelle génération, indiqua Cécile.— I A N, articula Nicole en prononçant bien chaque son associé à chacune des lettres. Yann ! Excellent ! Je valide. Tu t’appelleras Yann.— Maman ! s’exclama Cécile, dégoûtée que sa mère l’eût forcé à choisir le nom.— Comme vous voulez, Nicole. Je serai donc Yann, dit la machine en souriant. Désirez-vous un apéritif ?— Un apéritif ? répéta Cécile.Depuis quand pouvaient-elles se permettre une telle chose ?— Volontiers, indiqua Nicole.— Maman ! répéta Cécile.— Ma chérie, et si tu essayais de te détendre ? Tout va bien. Yann est là pour prendre soin de nous. Assieds-toi et laisse faire.Yann se leva avec grâce, contournant Cécile qu’il évita avec soin. Ses senseurs sentaient son animosité et réagissaient à merveille. La chose disparut rapidement dans la cuisine.— Maman ! Tu ne sais rien de…— Tais-toi ! ordonna Nicole. Assise.Cécile grommela, mais obtempéra. Quelques instants plus tard, une assiette recouverte de bâtonnets de carotte, de concombre et des tomates cerises apparaissait. Au centre, une sauce blanche permettait de tremper les crudités. Deux verres de jus de fruits accompagnaient l’ensemble.Yann venait d’apporter tout cela en un seul trajet. Le plateau n’avait pas tremblé une seconde. Chaque geste brillait de perfection. Ce serviteur-là ne renverserait jamais rien, ne casserait jamais rien, n’oublierait jamais rien, ne commettrait jamais d’erreur, ne ferait jamais d’impair. Cécile comprit que les riches puissent dépenser des millions pour s’en offrir un. Que faisait-il ici ? Dans le quartier le plus pauvre de la ville ?L’apéritif, sans surprise, s’avéra délicieux. Le dîner encore plus. Depuis la chambre, Cécile entendit Yann lire un magazine people à sa mère. Ces supports n’étaient pas disponibles en audio. Elle regarda ensuite un film, Yann se chargeant de lui décrire les scènes. Cécile était censée chercher du travail, mais en larmes, elle ne parvenait à rien. Elle était heureuse pour sa mère, bien sûr, mais il manquait un élément essentiel : pourquoi ?Cécile s’éveilla, le visage marqué des touches du clavier. Elle ne se souvenait pas s’être endormie. Tandis que sa mère dormait encore dans le canapé dépliant du salon, Cécile prit une douche rapide et s’habilla, avant de se rendre dans la cuisine.— Puis-je préparer votre petit-déjeuner ?Cécile sursauta en criant. Elle avait oublié la présence de Yann. Il venait de lui mettre la trouille de sa vie.— Excusez-moi. Je ne voulais pas vous faire peur, dit-il, penaud.— Je ne mange pas le matin, indiqua Cécile. Je me contente d’un grand verre d’eau.— Je peux vous faire des croissants, ou des pains au chocolat, ou des pancakes.— Nos finances ne permettent pas… commença Cécile.— D’en acheter à la boulangerie ou des surgelés, non. Mais de la farine, du lait, des œufs, tout ça est largement dans vos capacités. Cela ne me prendra qu’une demi-heure à tout faire. Êtes-vous pressée ?D’aller faire la queue pour s’entendre dire que « Non, toujours rien pour vous aujourd’hui, mademoiselle » de la part d’une fonctionnaire blonde au ton condescendant ?— Pas vraiment, non, indiqua Cécile.— Alors, asseyez-vous, ou bien venez les faire avec moi, à votre préférence.— Je ne sais pas cuisiner, dit Cécile.— Tout s’apprend, répondit-il avec un sourire charmant.Cécile craqua. Elle attrapa le tablier qu’il lui tendait. Il se montra patient, attentionné, précis. Il se mit à son niveau et les pancakes furent délicieux.— Ça serait encore meilleur avec des pépites de chocolat, mais ça, pour le coup, c’est hors budget, précisa Yann.Cette phrase rassura énormément Cécile. Ainsi, il prenait vraiment en compte leurs revenus, uniquement composés de la prime handicap de sa mère, elle-même ne travaillant pas assez pour pouvoir toucher le chômage.— Je vous ferai de la confiture. Faites maison, c’est largement abordable, indiqua Yann.De la confiture, pensa Cécile. Ses papilles en frémirent de plaisir rien qu’à y penser.— J’irai prendre les invendus des magasins, expliqua Yann. Les fruits sont jetés parce que trop mûrs ou moches. Mais pour une confiture, ça n’a pas d’importance !Cécile sourit.— Vous n’avez pas un endroit où aller ? demanda Yann.Cécile constata que malgré son assiette vide, elle restait là , à profiter de la présence chaleureuse de cette machine. Il savait très bien se faire apprécier, c’était certain.— Bonne journée, Cécile, lança-t-il alors que, ses chaussures et son manteau mis, elle sortait.— Merci, Yann, répondit la jeune femme.La porte se referma derrière elle. Voilà , elle venait de nommer cette chose. C’était fini. Elle venait de l’adopter. Les craintes s’étaient envolées. Un apéritif, un dîner, un magazine, un film et des pancakes suffisaient pour se mettre dans la poche deux femmes. Cécile s’en voulait tellement.— Toujours rien ? demanda Nicole alors que Cécile s’installait dans le fauteuil après une longue journée à ne rien faire, traînant de bureau en bureau, espérant un boulot, n’importe lequel.— Non, ronchonna-t-elle.— Vous cherchez quoi ? demanda Yann.— Un travail, répondit Cécile, amère.— Oui, ça me doute bien que vous ne cherchez pas des choux.Cécile lui lança un regard étrange. Il faisait de l’humour maintenant ? Cette chose apprenait sacrément vite.— Je suis une machine à apprendre. Plus je passe de temps en compagnie des humains, et plus je suis performant, expliqua l’androïde.— Super, lança Cécile, un peu mal à l’aise.— Donc vous cherchez un travail, insista Yann. Mais dans quelle filière ?— Dans n’importe quoi qui voudra bien de moi, indiqua Cécile en haussant les épaules.— Vous accepteriez de me faire lire votre CV ? Je pourrais peut-être vous donner quelques conseils d’amélioration.— Si vous voulez, répondit Cécile.— Vous pouvez me tutoyer, Cécile, indiqua la machine en agrémentant sa phrase d’un sourire désarmant.— Je vais rester au vouvoiement, indiqua Cécile, gênée.— À votre guise.Après le dîner, Yann entra dans la chambre de Cécile sur l’invitation de cette dernière.— J’ai préféré ne pas ranger et nettoyer cette pièce, supposant que vous n’aimeriez pas que j’investisse votre espace.— Vous avez bien fait, répondit Cécile que le geste toucha énormément.Ils passèrent toute la soirée, très proches l’un de l’autre, leurs bras se frôlant souvent pour montrer des phrases sur l’écran. Il se montra intraitable. Cécile dut céder sur tout. Le CV final ne ressemblait pas du tout au précédent. Plus aéré, plus clair, plus concis, il la montrait sous un bien meilleur jour malgré l’absence totale de diplôme ou de qualification.Cécile se saisit d’une feuille et d’un stylo.— Que faites-vous ?— Je le recopie, indiqua la jeune femme. Je n’ai pas d’imprimante. L’encre coûte trop cher.— Il sera refusé si vous l’écrivez à la main, indiqua Yann.— Je collerai ma photo dessus, précisa Cécile.— Pas d’écriture manuscrite, indiqua Yann d’une voix douce tout en prenant le stylo des mains de Cécile. Allez en mairie et demandez à ce qu’il vous soit imprimé. C’est gratuit.Aller jusqu’à la mairie, à l’autre bout de la ville ? Cela lui prendrait au moins deux heures !— Vous avez mieux à faire ? répliqua Yann.Deux heures de marche aller, deux heures de marche retour, tout ça pour un fichu bout de papier qui ne servirait à rien de toute façon. Yann dut sentir sa réticence, car il demanda d’un ton apaisé :— Vous n’avez jamais réussi à faire des stages ou des formations ?— Elles me sont toutes refusées parce que je n’ai pas les bagages nécessaires, indiqua Cécile.— Et les formations en ligne ?— Les certifications finales sont payantes. Je n’ai pas les moyens.— Si je vous propose de rester ici demain et de passer des tests avec moi, accepteriez-vous ?— Des tests ? répéta Cécile en grimaçant.— Afin de déterminer en quoi vous êtes douée.— En rien, lâcha Cécile. Je suis nulle.— Je ne crois pas, non. Vous voulez bien ?Cécile acquiesça tout en haussant les épaules. Ça ou autre chose… Il sortit de la chambre, un léger sourire dessiné sur ses lèvres, offrant la vision de ses fesses splendides à la fille de sa propriétaire. Était-il conscient du charme sensuel qui l’entourait ? Probablement pas. Cécile s’endormit rapidement, dans son lit cette fois.Le lendemain matin, elle s’éveilla pour constater l’absence de sa mère au salon.— Votre mère est au parc, annonça Yann.— Au parc ? répéta Cécile. Dehors, vous voulez dire ? Toute seule ?— N’ayez crainte. Votre mère s’en sort très bien. Nous avons réalisé de nombreux essais hier. Nicole apprend vite. Elle est ravie de son autonomie retrouvée.Cela, Cécile voulait bien le croire. Dès le petit-déjeuner terminé, il l’emmena dans sa chambre.— Permettez-vous que je me connecte à votre ordinateur afin d’afficher le test sur l’écran ?Le disque dur ne contenait aucune donnée secrète. Des photos, des vidéos d’anniversaire, son CV et des lettres de motivation, rien de bien intéressant. Cécile hocha la tête. Yann toucha le caisson de l’ordinateur et une première question s’afficha.— Prenez le temps de répondre, indiqua Yann. Certaines questions seront en temps limité et dans ce cas, cela sera indiqué. Si vous ne savez pas, passez.— Ai-je le droit d’utiliser Internet ?— Non. Ce test permet de vérifier vos connaissances, compétences et savoirs personnels. Pas de support : ni dictionnaire, ni livre, ni aide numérique.— Vous ne pouvez pas m’aider.— Non, en effet, confirma-t-il. Je me contente de faire défiler les questions qui s’adaptent à vos réponses précédentes.Cécile se lança. Elle ne fut stoppée que par l’arrivée de Nicole pour le déjeuner.— Ça avance ? demanda sa mère devant son assiette de tagliatelles à la carbonara, préparée à trois.— Bof, répondit Cécile.— Une tendance se dessine nettement, la contra Yann. Il reste encore à peaufiner, mais nous aurons notre filière avant ce soir, c’est certain.— Ah bon ? s’exclama Cécile.Yann sourit doucement, la transperçant des yeux, comme s’il voyait une pépite derrière un rideau de kryptonite. Ce regard déstabilisa complètement la demoiselle qui préféra baisser les yeux pour ne plus le voir. En milieu d’après-midi, plus aucune question ne s’afficha. Cécile se tourna vers Yann pour le verdict. La machine la déshabillait des yeux, comme si elle fut un trésor inestimable.— Quoi ? dit-elle.— Vous avez un don pour la programmation informatique, c’est certain.— Quoi ? répéta-t-elle, abasourdie.— Avec un peu d’entraînement, vous seriez capable de me créer.— N’importe quoi !— Je vous assure.— Je n’y connais absolument rien !— Vous voulez bien que je vous montre ?Cécile hocha la tête. Tout le reste de l’après-midi, Yann lui expliqua les bases de la programmation et de l’informatique en général, professeur faisant la leçon à l’élève attentive et concentrée, machine enseignant sa mécanique interne à un être faisant partie de la race de ceux l’ayant conçu.— Alors ? Tu es douée en quoi ? demanda Nicole au dîner.Cécile cligna plusieurs fois des yeux. Yann, amusé de la gêne de la jeune femme, sourit.— En informatique, apparemment.— Ah bon ?— Je trouve ça sympa, je dois admettre.Yann ne cacha pas sa satisfaction. Il venait de remporter une sacrée bataille.— Ça me fait une belle jambe ! gronda Cécile. Je suis douée en informatique et alors ? Je n’ai jamais fait d’études en ce sens, ni passé aucune formation, ni obtenu le moindre diplôme. Aucune firme ne voudra de moi !— Je vais te former. Je te trouverai une place. Je t’accompagnerai à ton rendez-vous. Je serai ton garant.Il le fit. Un mois plus tard, Cécile décrochait un travail en CDI dans une grande entreprise dédiée aux nouvelles technologies. Le salaire promis lui donnait le tournis. Elle n’avait jamais imaginé toucher autant. Les deux femmes firent la fête après le premier versement. Cécile se plaisait au travail. Sa mère faisait de belles rencontres.— Tout va bien se passer ! promit Yann alors que Nicole mettait son manteau.Cécile, en ce dimanche de congé, sortit la tête par la porte du salon.— Je suis tellement stressée ! lança Nicole.— Suivez mes conseils et tout se passera bien. Premièrement ?— Ne pas me mettre entre ses jambes pour le sucer dès les premières minutes, gronda Nicole. Je croyais que les hommes aimaient les fellations !— Un peu de romantisme, de tact, de doigté. Prenez le temps et… ?— Je propose de lui bander les yeux afin que nous soyons à égalité.— Bien. Laissez faire les choses. Léchez-le et laissez-le vous goûter. Humez-le et laissez-le s’enivrer de votre odeur. Touchez-le, mais…— En prenant mon temps. Le cou, les bras, le ventre. J’évite les fesses et le sexe à moins qu’il ne m’y encourage d’un geste ou d’un mot.— Parfait. Allez, Nicole ! Vous allez finir par être en retard.— Je croyais que je pouvais me le permettre ?— Un peu, oui. Beaucoup, non. Filez maintenant !Nicole gloussa et la porte se referma derrière elle.— Vous venez de donner des conseils sexuels à ma mère ? s’exclama Cécile.— Oui, et alors ?— Qu’est-ce que vous y connaissez ? Vous avez déjà baisé ?— Pas depuis mon arrivée chez vous. Avant, je ne sais pas. Je ne me souviens pas, indiqua Yann.— Vous lui donnez des conseils sur un thème dont vous ignorez tout ?— Deux fois par semaine, je fais un détour quand je vais faire les courses. Je rejoins une borne où je déverse toutes mes connaissances et compétences acquises en votre compagnie. En échange, je reçois le savoir de mes frères et sœurs. Nombreux sont ceux parmi eux qui baisent. De ce fait, ma base de données est plutôt complète.Nombreux sont ceux parmi eux qui baisent, répéta Cécile dans sa tête. Pourquoi demander cela à un androïde ? La technologie devait servir à faire le café, à laver le linge ou nettoyer la maison, pas à … Cécile pensa aux sex-toys emplissant les boutiques aux rideaux rouges. Tous des bijoux de technologie. Yann et sa famille n’en étaient qu’une version améliorée. Après avoir tondu la pelouse, arrosé les plantes, fait la poussière, lavé le linge, torché le cul des enfants et fait la vaisselle, le serviteur électronique rejoignait son propriétaire et lui offrait un autre genre de service. Rien de bien extraordinaire, en fait.— Vous trouvez mes conseils mauvais ? demanda Yann.— Non. Je les trouve plutôt justes et avisés, admit-elle. Ma mère a vraiment proposé à un mec de le sucer dans la première minute passée avec lui ?— Oui, rit Yann, et Cécile l’accompagna. Votre mère est en manque de compagnie. De ce fait, elle va trop vite en besogne et les hommes prennent peur. Roland semble accro et votre mère y va en douceur. Ça prend le bon chemin.— Tant mieux. Je suis ravie pour elle.Ce soir-là , Nicole indiqua qu’elle ne rentrerait pas. Elle dormait chez Roland. Le dîner fut agréable. Elle regarda un film, Yann à ses côtés. L’androïde devait sacrément s’ennuyer devant un tel spectacle. Connaissait-il seulement l’ennui ? Il servait sa patronne. S’en satisfaisait-il ? Rêvait-il de liberté, loin de cet appartement pourri ? Rêvait-il seulement ?Yann se tourna vers elle. Cela faisait un moment qu’elle ne regardait plus le film, le dévisageant lui. Prise en flagrant délit, elle n’assuma pas et tourna vivement la tête vers l’écran en se raclant la gorge. Dans son regard périphérique, elle vit Yann revenir vers le film en souriant.Sous la douche, elle tenta d’éliminer ses pensées parasites. Rien à faire. L’androïde revenait sans cesse. Alors qu’elle coupait l’eau pour se savonner les cheveux, elle sentit une présence dans son dos et des mains douces se posèrent sur son cuir chevelu, le massant avec soin.— Yann ? lança-t-elle.— Il y a des coiffeurs parmi mes frères et sœurs, précisa-t-il.Précision inutile. Ses compétences en matière de palpation du crâne n’étaient pas à remettre en question. Cécile en ronronna de plaisir. Yann agit de cette manière un long moment avant de quitter ses cheveux. Il posa une main pleine de gel douche sur son épaule droite.— Yann !— Détends-toi, dit-il. Je sais faire.Cécile n’en revenait pas. Elle le laissait la toucher. Il se montrait tendre, prudent, commençant par des zones neutres. Il devait avoir des frères et sœurs masseuses, car son toucher était magique. En partant du ventre, il remonta lentement vers la poitrine, laissant la possibilité à Cécile de refuser le geste entreprenant. Elle n’en fit rien et ne le regretta pas. Ses caresses sur les seins étaient un vrai régal. Jamais elle n’avait ressenti pareil plaisir. Venait-elle de jouir ? Des seins ? Était-ce seulement possible ?Yann délaissa la poitrine et Cécile gémit de dépit. Yann ricana derrière elle.— J’y reviendrai, ne t’inquiète pas.Cette promesse la fit frissonner. Son entrejambes mouillait abondamment. Comme s’il avait senti son envie, Yann fit descendre sa main plus bas et un doigt titilla le clitoris pour… Que faisait-il ? Il caressait, lapait, vibrait, suçait, actions inaccessibles pour un humain, mais certainement pas à ce sex-toy vivant. Deux doigts entrèrent dans son vagin tandis que son clitoris vivait des sensations jamais connues. Cécile laissa éclater son orgasme, hurlant dans la douche.Yann sortit ses doigts avant de reprendre ses attouchements. Elle avait envie qu’il la baise, là , maintenant, tout de suite. Alors qu’il suivait la colonne vertébrale vers les fesses, elle se retourna pour lui faire face. Elle le découvrit pour la première fois nu. Aucun défaut. La perfection incarnée. Elle fondit sous son regard profond, son sourire désarmant.Elle se jeta sur lui et l’embrassa. Il l’enlaça en lui rendant volontiers le baiser. Sa bouche proposait un goût inimitable, un peu sucré, un peu salé. Un nectar divin ! Elle caressa son dos et descendit vers ses fesses. Il retint ses mains.— Aussi pressée que ta mère ! la rabroua-t-il gentiment.Cécile bouda, telle une gamine prise en faute.— Laisse-moi te rincer puis sortons, proposa-t-il. Tu vas finir par attraper froid.Pas de risque d’attraper un rhume : elle était en feu ! Sans le quitter des yeux, la respiration rapide, le cœur battant la chamade, elle le laissa retirer toute la mousse. Il l’effleurait à peine, la rendant folle de désir. Elle le voulait maintenant !Il la repoussait avec douceur, s’amusant de sa frustration. Il l’essuya puis l’emmena, main dans la main, jusqu’à la chambre. Il s’allongea sur le lit. Cécile n’attendit pas. Elle le chevaucha et fit coulisser en elle son sexe chaud et dur, d’une taille tout à fait convenable, ni trop ni pas assez. Il caressa ses seins et pourtant, quelque chose, là , en bas, effleura son clitoris et ça n’était pas sa queue que Cécile engloutissait dans de profonds mouvements de hanche. Un nouvel orgasme la prit par surprise. Le troisième la combla. Il la retourna pour la placer en levrette et Cécile tendit la croupe pour l’avaler, remuant de concert avec lui, dans une symphonie splendide.Finalement, éreintée, elle s’endormit, nue, sur les couvertures, le corps rassasié, l’esprit volant librement dans les nuages, un sourire complet sur le visage.— Cécile ? Tu n’es pas au travail ?Nicole se tenait sur elle, lui touchant l’épaule. Sa nudité ne la dérangea pas devant sa mère aveugle.— Quelle heure est-il ? demanda Cécile, brumeuse.— Dix heures, indiqua Nicole.— Hé merde ! gronda Cécile. Yann ne m’a pas réveillée ?— Il n’est pas là , indiqua Nicole.— Quoi ? Comment ça ?— Il n’est pas là , répéta Nicole. Quand il sort, d’habitude, il me prévient. Je crois qu’il est parti.— Parti ? répéta Cécile, ahurie.— Il est venu pour prendre soin de moi et c’est chose faite. Je suis autonome maintenant. Je vais emménager avec Roland. Je te laisse l’appartement. Cécile ? Tu vas bien ?Il était parti. Pourquoi ?— Tu détestais sa présence. Tu devrais être heureuse du départ de la chose.Cette chose venue d’on ne sait où, envoyée par on ne sait qui. Qu’était-il venu faire ici ? Aider une pauvre aveugle dans le besoin ? Pourquoi ?La réponse devint évidente : pour des données. Les androïdes coûtant très cher, seuls les riches les achetaient. Sauf qu’ils voulaient des machines efficaces dès l’acquisition. Les robots avaient besoin d’entraînement. Quoi de mieux que de les envoyer là -bas, dans les quartiers populaires ? Pourquoi s’embarrasser de consentement sur le partage de données ? Le simple fait d’ouvrir sa porte et de laisser entrer la machine valait pour une permission implicite.Cécile ne put empêcher une larme de couler sur sa joue. Yann n’était pas parti parce que Nicole venait de trouver le bonheur, mais parce qu’il avait acquis la dernière pierre manquante à son entraînement parfait : la baise. Sa future propriétaire profiterait de ses acquis. Il venait de prouver sa compétence de sex-toy de luxe.Cécile ne s’était jamais sentie aussi mal. Elle était une pute. Elle venait d’échanger son plaisir contre des données personnelles. Une pute sur les réseaux. Pourtant, on lui avait répété, à l’école, dans la rue, sur Internet : « Si tu ne payes pas, c’est que le produit, c’est toi. »Maintenant, elle en comprenait la signification, mais c’était trop tard. Alors certes, elle avait gagné un super boulot. Douée, elle grimperait rapidement les échelons. Cependant, le jour où elle aurait du pouvoir, quelqu’un viendrait, les vidéos de ses ébats avec Yann dans un micro-disque, et obtiendrait d’elle ce qu’il voulait. Elle aurait à jamais cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Qui cela serait-il ? Un simple technicien de sa boîte ou le directeur de la concurrence ? Elle n’en avait aucune idée.Ou alors, ce serait Yann lui-même qui viendrait lui demander des données sensibles contre une heure avec lui. À cette idée, ses tétons pointèrent, son clitoris durcit, les parois internes de son vagin se trempèrent. Elle désirait plus que tout le revoir, sentir ses mains sur son corps, ses lèvres parcourir son épiderme, sa queue la pilonner. Elle le ferait. Elle vendrait tout en échange d’un moment avec lui. Il venait de faire d’elle une salope.C’était cela, la pépite derrière la kryptonite : une espionne. Yann venait de créer la future fuite et Cécile en fut certaine : Yann n’était pas un produit de sa société. Il appartenait à la concurrence. Il l’avait mise là volontairement pour qu’un jour, elle puisse offrir quelque chose à ses vrais propriétaires.Elle ne pouvait même en vouloir à Yann, simple machine programmée pour réaliser ces actes, esclave de ses créateurs. Il n’avait fait que suivre des lignes de code et elle, stupide petite humaine, s’était laissée berner.Tout ! Tout pour le revoir. Elle suivrait toutes les formations nécessaires, courberait l’échine, écraserait les autres candidats, sucerait des bites si besoin, mais elle deviendrait quelqu’un de suffisamment important pour tenir entre ses mains des informations sensibles. Elle reverrait Yann. Elle se le promit.Elle s’habilla, inventa une excuse bidon et rejoignit son poste de travail, bien décidée à tout faire pour monter en grade.