Myriam a des cheveux noirs, sombres, et les yeux clairs. Myriam fixe les gens dans les yeux et dit ce qu’elle pense. Myriam prend ses dĂ©cisions rapidement. Myriam apprĂ©cie la contradiction. Myriam est franche et entière.Je croise Myriam depuis quelques annĂ©es au boulot, mais suite Ă une de ces rĂ©organisations des services oĂą tout le monde est promu et personne n’est augmentĂ©, nous sommes amenĂ©s Ă travailler rĂ©gulièrement ensemble depuis quelques mois.Et un matin, Myriam est arrivĂ©e au bureau avec les cheveux courts. Fini le banal carrĂ© qu’elle portait depuis toujours. Elle a dĂ©barquĂ© la nuque dĂ©gagĂ©e et les oreilles nues, le port toujours altier, le tailleur impeccable, le pas conquĂ©rant, superbe…Et il y eut cette rĂ©union, ce matin, Ă propos de je ne sais plus quoi, avec je ne sais plus qui. Je me souviens juste qu’on manquait de place, que j’étais assis un peu derrière elle, qu’elle portait un parfum dĂ©licat, et que je n’ai pas quittĂ© sa nuque des yeux. Je m’imaginais la parcourir du bout des doigts, la sentir, l’embrasser du bout des lèvres, y caresser mes joues, lui chatouiller les lobes d’oreille, l’humer Ă pleins poumons…Nous nous entendions bien. Nous n’étions pas au mĂŞme Ă©tage, nous n’avions pas le mĂŞme groupe de collègues pour aller Ă la cantine, nous ne faisions pas les pauses aux mĂŞmes horaires. Mais nous Ă©tions souvent en rĂ©union ensemble. Et souvent sur la mĂŞme longueur d’onde. Quand l’un commençait une phrase, l’autre avait souvent compris oĂą il voulait en venir. Ă€ nous deux, nous avancions plus vite que tous les autres. Nous passions notre temps Ă expliquer aux autres ce que nous avions compris, analysĂ©, imaginĂ©. Lors de l’évaluation annuelle, j’ai eu des fĂ©licitations comme jamais en 8 ans de boĂ®te. Elle aussi ai-je appris. Nous Ă©tions Starky et Hutch, Bonnie and Clyde, Montaigne et la BoĂ©tie, Gainsbourg et Birkin, Pierre et Marie Curie… Quand l’un avançait un truc, l’autre anticipait la suite, et nous avions deux coups d’avance sur tous les autres. Grisant… Étonnamment, nous ne nous rencontrions jamais seuls. Dans deux services diffĂ©rents, nous nous voyions toujours en rĂ©unions, on s’envoyait des mails avec plein de monde en copie, on s’appelait peu…Et puis il y eut cette soirĂ©e: nous devions boucler une rĂ©ponse Ă un appel d’offre. Alain la voulait sur son bureau pour huit heures le lendemain matin. Alain, que tout le monde appelait – Alain, qui ne mettait jamais ses titres lorsqu’il signait, Alain relisait toujours les gros dossiers le matin Ă huit heures. Nous avions treize heures devant nous. Nous avions Ă©tĂ© dĂ©signĂ©s tous les deux pour boucler cette affaire qui avait occupĂ© pas mal de monde. On y Ă©tait depuis le matin, j’avais passĂ© la matinĂ©e Ă intĂ©grer diffĂ©rentes contributions pendant qu’elle reprenait les chiffres. Nous avions reçu au cours de l’après-midi divers retours, par mail, fax, ou coups de fils. Nous tentions de masquer les incohĂ©rences, relier les divergences, faire Ă©merger une orientation claire. C’était un boulot dingue, une grande tension, mais nous avancions bien, nous Ă©tions bons, et tout cela Ă©tait assez excitant.Vers vingt-deux heures, nous nous sommes fait livrer deux pizzas, et nous nous sommes posĂ©s en salle de rĂ©union, choisie parce qu’elle possède de confortables sièges inclinables, pour relire le tout, un stylo dans une main, une part de pizza dans l’autre.Vers vingt trois heures, nous avons conclu que c’était bon. J’ai fait un tirage, mis sous enveloppe fermĂ©e, qu’elle a glissĂ© sous la porte du bureau d’Alain. Nous avons passĂ© les brouillons Ă la dĂ©chiqueteuse. Finir si tĂ´t, c’était plutĂ´t rare sur ce type de bouclage. Nous Ă©tions plutĂ´t fiers de nous.— On forme une bonne Ă©quipe, m’a-t-elle dit. C’est dommage qu’on ne soit pas au mĂŞme Ă©tage pour bosser plus souvent ensemble.Et lĂ , je n’ai pas rĂ©pondu :— Non, ce serait une mauvaise idĂ©e. J’aurais fait une bĂŞtise.Elle ne m’a alors pas demandĂ©, un sourire en coin.— Quel genre de bĂŞtise ?Je ne me suis donc pas penchĂ© sur elle, je n’ai pas posĂ© dĂ©licatement un premier baiser lĂ©ger sur ses lèvres, il ne fut pas suivi d’un deuxième, tout aussi dĂ©licat, ni d’un troisième, plus appuyĂ©, puis d’autres, de plus en plus forts ; nos langues ne se sont pas invitĂ©es Ă ce mĂ©lange rose, nos respirations ne sont pas devenues plus saccadĂ©es, nos corps ne se sont pas rapprochĂ©s, touchĂ©s, collĂ©s. Je ne me suis pas rĂ©galĂ© de son parfum, respirable lĂ Ă volontĂ©, mĂŞlĂ© Ă sa transpiration qu’aucun dĂ©odorant ne pouvait retenir après une telle journĂ©e. Je n’ai pas passĂ© une main dans ses cheveux courts, ni plaquĂ© une autre sur ses fesses.Elle ne m’a donc pas pris la main, dĂ©gagĂ© sa bouche, repris sa respiration et dit :Nous ne sommes pas allĂ©s chez elle, par les rues fraĂ®ches sur nos joues brĂ»lantes. Nous ne nous sommes pas tenus par la main, les doigts serrĂ©s Ă s’en faire mal, comme deux adolescents, ou plutĂ´t comme deux adultes s’agrippant Ă une remontĂ©e d’adolescence, remontĂ©e plus forte encore que les souvenirs si l’on sait qu’elle mènera Ă des choses qu’on osait pas vraiment faire, adolescents.Nous n’avons pas marchĂ©, indiffĂ©rents Ă une rencontre importune, une connaissance qui se serait Ă©tonnĂ©e de ce geste d’intimitĂ©. Nous n’avons pas marchĂ©, sans se regarder, sans dire un mot, en se raccrochant Ă cinq doigts crispĂ©s et une paume transpirante.Elle n’a pas, arrivĂ©e chez elle, remerciĂ© la baby-sitter. Et nous ne nous sommes pas jetĂ©s l’un sur l’autre, bouche contre bouche, langue contre peau, lèvres contre lobes d’oreille. Nous ne nous sommes pas dĂ©shabillĂ©s l’un l’autre. Je ne me suis pas retrouvĂ© nu sur son lit sans trop savoir comment j’y Ă©tais arrivĂ©.Je n’ai pas senti le monde s’arrĂŞter, la ville se taire et le temps suspendre son vol, mon sexe impatient accueilli dans le sien. Nous ne nous sommes pas arrĂŞtĂ©s lĂ , de longues minutes, immobiles et silencieux, en se regardant droit dans les yeux, Ă Ă©couter nos cĹ“urs battre, notre sang pulser et nos sexes piaffer.Elle ne s’est pas contorsionnĂ©e dans un geste un peu ridicule, pour fouiller sa table de chevet. Elle ne m’a pas dit :En essayant d’attraper un prĂ©servatif. Je n’ai pas enfilĂ© ce bout de plastique qui me rappelait les annĂ©es d’étudiant. Je ne me suis pas dit que j’étais au seuil des plus belles heures de ma vie.Je ne lui ai pas attrapĂ© les seins. Je ne lui ai pas lĂ©chĂ© les seins, sucĂ© les seins, gobĂ© ses tĂ©tons, aspirĂ© ses tĂ©tons. Je n’ai pas senti sa main plaquer ma tĂŞte contre son buste. Je ne l’ai pas entendue gĂ©mir, m’inciter Ă continuer, plus fort et encore. Je ne l’ai pas tĂ©tĂ©e comme un dĂ©sespĂ©rĂ©, comme pour aller chercher chaque goutte de plaisir, Ă faire changer ses seins de couleur. Je ne les ai pas pĂ©tris d’une main, pincĂ©s de l’autre. Je ne les ai pas contemplĂ©s pendant qu’elle ondulait de plaisir.Et surtout, je ne me suis pas retrouvĂ© sans avoir compris comment, le sexe enfoui au fond d’elle, elle en train de jouir, et moi la rejoignant en un instant.Nous ne nous sommes pas affalĂ©s, pantelants, emmĂŞlĂ©s, reprenant notre souffle, comme des navigateurs voient s’éloigner la tempĂŞte qu’ils viennent de traverser…Je n’ai pas eu Ă retirer mon prĂ©servatif, Ă faire discrètement un nĹ“ud, et Ă le laisser tomber sur la pile de vĂŞtements en boule, en me disant qu’il ne fallait pas l’oublier et marcher dessus au sortir du lit.Elle n’a pas profitĂ© de ces instants de rĂ©pit pour fumer une clope. Je ne l’ai donc pas regardĂ©e avec deux yeux pleins de reproches, et elle ne m’a donc pas rĂ©pondu :— Eh, on est pas au boulot !Nous ne sommes pas partis d’un grand Ă©clat de rire, pas plus que nous n’avons roulĂ© dans les bras l’un de l’autre, manquant de tomber du lit. Je ne lui ai pas picorĂ© les lèvres en disant :— Tiens, voici le cendrier le plus sexy.Et elle ne m’a pas attrapĂ© le sexe en guise de reprĂ©sailles. Elle ne m’a pas dit :— J’aime bien les cigares aussi.Et elle n’a pas enfilĂ© sur mon sexe un deuxième prĂ©servatif, avant de le prendre en bouche. Elle ne l’a pas lĂ©chĂ©, sucĂ©, aspirĂ©, avec calme et mĂ©thode, en rythme, le plus naturellement du monde. Je ne me suis pas Ă©merveillĂ© de ce plaisir toujours renouvelĂ©, de la magie de ces instants hors du temps, de mon bonheur qui irradiait depuis mon bas-ventre.Je ne l’ai pas interrompue, attrapĂ©e par les hanches et invitĂ©e Ă se retourner. Je ne me suis pas arrĂŞtĂ© un instant, contemplant ces courbes parfaites, de la nuque Ă©troite aux Ă©paules larges, des hanches fines aux fesses blanches et fortes. Je ne me suis pas vu, homme parmi les hommes, vibrant du mĂŞme dĂ©sir que l’homme de Cro-Magnon, prisonnier consentant de mon instinct sexuel.Elle n’a pas attrapĂ© ma verge, ne l’a pas placĂ©e Ă l’entrĂ©e de sa fente, n’en a pas jouĂ©, ne l’a pas fait courir le long de ses grandes lèvres humides, agacĂ© son clito ronronnant avec. Je n’ai pas avancĂ© mon bassin, elle n’a pas poussĂ© vers moi ses fesses. Nous n’avons pas commencĂ© un long va-et-vient, rituel millĂ©naire de l’invocation du plaisir. Je n’ai pas senti peu Ă peu ce plaisir dĂ©border de ma verge pour envahir mon dos par des vagues de frissons – je ne me suis pas dit : respire, attend encore un peu. Je n’ai pas senti l’onde envahir mon torse, ma nuque. Je ne me suis pas allongĂ© sur elle, chaque parcelle de ma peau cherchant sa peau Ă elle, je ne l’ai pas recouverte, comme un taureau, comme un chien, je n’ai pas joui en un râle rauque et Ă©goĂŻste. Je n’étais pas indiffĂ©rent Ă tout, au monde, Ă son plaisir Ă elle comme Ă son absence et, paradoxalement, tellement reconnaissant de ce moment inestimable. Je ne l’ai pas couverte de baiser, lentement, en reprenant mon souffle. Elle ne passait pas sa main dans mes cheveux.Il n’y eut pas de deuxième clope et de deuxième prĂ©servatif, jetĂ© cette fois dans la poubelle.Elle n’a pas fouillĂ© encore une fois dans sa table de chevet pour en sortir un troisième prĂ©servatif et me dire :— Il en reste un, on s’y remet ?Je n’ai donc pas eu Ă lui rĂ©pondre, sacrifiant mon orgueil Ă mon honnĂŞtetĂ©Â :— Tu sais, ça va ĂŞtre difficile.Elle ne m’a pas allongĂ© sur le dos, ne m’a pas collĂ© la tĂŞte sous un coussin et ne s’est pas assise sur mes cuisses. Elle n’a pas commencĂ© Ă jouer avec ma verge molle en chantant une comptine enfantine :— Il Ă©tait un petit homme, pirouette, cacahouète…Elle n’a pas profitĂ© de cette mollesse pour caresser son clitoris de mon gland, doucement, en surface, puis plus fort, en appuyant. Je n’étais pas stupĂ©fait de la finesse des sensations que peut donner cela, je ne sentais pas distinctement son bouton passer au contact de mon mĂ©at, elle n’y ajoutait pas des caresses des doigts autour de la base du gland. Ma verge ne se remit pas Ă durcir, elle ne m’enfila pas de troisième prĂ©servatif avant d’introduire le petit bâton en elle.Et elle ne me dit pas, d’un petit air malicieux :— Et maintenant, sans les mains, sans bouger. Savoure !Alors, je ne sentis pas son vagin enserrer puis relâcher, enserrer puis relâcher, enserrer puis relâcher… Je n’ai pas vu le petit air mutin disparaĂ®tre de son visage, remplacĂ© par un air de plus en plus concentrĂ©. Je n’ai pas attrapĂ© les draps Ă pleine main. Je n’ai pas fermĂ© les yeux, je ne les ai pas rouverts, je n’ai pas vu ses yeux clos, elle ne se mordait pas la lèvre infĂ©rieure, ses mains ne sont pas venues se plaquer Ă pleine paume sur mon bas-ventre, elle n’a pas commencĂ© Ă remuer du bassin, doucement, puis de plus en plus vite, elle ne s’est pas mise Ă tressauter, Ă me chevaucher en gĂ©missant, Ă cavaler en me griffant, et elle ne s’est pas enfoncĂ©e au plus profond, immobile et gĂ©missante, toujours en se mordant la lèvre, orgasme presque silencieux et bouleversant.Je n’avais pas le sexe douloureux. Nous ne nous sommes pas endormis.Je ne me suis pas rĂ©veillĂ© vers trois heures du matin. Je n’ai pas rassemblĂ© mes affaires. Je ne me suis pas dit que je sentais le parfum, la femme et le sperme. Je ne suis pas allĂ© prendre une douche. Je n’ai pas pleurĂ© sous la douche, pleurĂ© Ă gros sanglots comme on pleure Ă six ans, qu’on pleure parce que les Ă©motions dĂ©bordent. Je ne lui ai pas dit :En partant.Je n’ai pas eu la bonne idĂ©e d’aller faire un tour dans un bar enfumĂ©.Quand je suis rentrĂ© chez moi ce soir-lĂ , je sentais la clope et la transpiration, comme après chaque longue soirĂ©e de boulot avec des collègues fumeurs. Ma femme a l’habitude. Elle râle en disant :— Il n’y a pas des lois contre le tabac au bureau ?Je hausse les Ă©paules :— Tu sais, le patron fume, alors…Le lendemain au bureau, je n’ai pas reçu un mail direct et gordien.— Tu quitterais ta femme ?Je n’ai donc pas passĂ© la journĂ©e Ă me demander quoi rĂ©pondre, ni la journĂ©e suivante, ni celle d’après, ni celles qui suivaient, jusqu’à ce que mon silence vaille rĂ©ponse.Comme rien de cela ne s’est passĂ©, que j’ai inventĂ© tout ce que je viens de vous raconter après le bouclage du dossier, comme tout n’est qu’affabulations, je n’ai pas de remords, Ă peine des regrets…À moins que ce ne soit l’inverse…