Charlotte pose un peu brusquement le plateau sur la table basse. Un peu d’eau s’échappe de la bouilloire, inondant le bois peint qui en a vu d’autres. Tout à l’heure, quand elle a proposé :— Mojitos ou verveine ?Trois voix se sont élevées en chœur pour répondre :Ce n’est pas vraiment l’idée que Charlotte s’était faite de sa soirée de filles. Il faut dire aussi qu’elle a eu la main lourde, en préparant les cocktails pour l’apéritif : le rhum martiniquais d’Alexandra s’est révélé plutôt traître. Et la bouteille d’Entre-deux-mers qui a accompagné la cassolette de calamar a, finalement, été vite liquidée.Allongée sur le canapé, Inès s’empare de la télécommande. Aurore s’est arrogé le fauteuil, étalant soigneusement sa jupe en soie rebrodée. Alexandra, à son habitude, a récupéré la plupart des coussins de la pièce, et s’est installée, dans une posture d’odalisque, sur le tapis. Charlotte pousse un peu les pieds d’Inès, histoire de pouvoir s’asseoir à côté d’elle, et entreprend de remplir les tasses.— Alors : thé citron, réglisse menthe, pamplemousse fraise, ou tilleul ?— Verveine !Répondent les trois filles, à l’unisson.— J’ai pas.— Des promesses, toujours des promesses…— Alors ? Eau chaude nature ?— Hum… je me tâte… C’est comment, pamplemousse-fraise ?— Fade. Mais ça sent bon.— T’as du sucre ?— Oui.— Alors je prends ça.Charlotte passe sa tasse à Alexandra. Inès semble avoir terminé le tour des chaînes, s’arrête sur un talk-show. Parmi les bruits de petites cuillères, les froissements de sachet déchirés, les petits rires et les « Merci – Je t’en prie », un type à lunettes débite :— Il est scientifiquement prouvé que, tant pour les femmes que pour les hommes, les stimuli visuels, olfactifs ou même auditifs sont plus importants que les attouchements directs.— Vous voulez dire que pour se branler, faudrait pas se toucher ?— Non… mais les expériences ont prouvé que le toucher seul était rarement efficace, dans un acte solitaire en tout cas. *— Donc, une photo de Brad Pitt en string aura plus d’effet sur ma femme que la douche multi-fonction ! C’est économique !Alexandra allonge le bras et appuie sur le bouton du téléviseur.— N’importe quoi !— Ben quoi, c’est vrai !— Tu te fais plaisir devant une photo de Brad Pitt en string, toi ?Charlotte dissimule un sourire. Sa soirée reprend un tour intéressant. Inès se mêle à la conversation :— Tant qu’à faire, moi, je le préférerais sans string !— Mouais…— Avoue quand même qu’il vaut mieux Pitt que Boujenah…— Compare ce qui est comparable…Alexandra se penche légèrement vers l’avant, fixant Aurore :— Sérieusement, tu fantasmes sur des acteurs, toi ?Aurore replie ses jambes sous elle :— Je ne parlerai qu’en présence de mon avocat.— Regardez-moi cette sainte-Nitouche.— Ben justement, moi, son avocat…Ce n’est un secret pour personne : Charlotte goûterait bien au bel Aurélien, dernier arrivé au cabinet d’Aurore. L’apollon résiste pour le moment avec une grâce plutôt encourageante.Alexandra s’appuie sur ses deux coudes, jambes écartées, dans une posture qu’elle est la seule à pouvoir encore adopter :— Non, mais sérieusement, les filles, vous pensez à quoi, quand vous vous faites plaisir ?Il y a un blanc, à peine troublé par les petits chocs des cuillères sur la porcelaine. Charlotte tente un :— Vous voulez des madeleines ? timide, qui rencontre des mouvements de tête négatifs.Inès semble très concentrée, Aurore a noué plus encore ses bras autour de ses jambes.— Non, mais c’est vrai : on est censées fantasmer sur Brad Pitt ou Tom Cruise ou je ne sais quel chanteur à la noix, ou rêver de trucs high-tech qui nous emmèneraient au septième ciel, mais c’est pipeau, non ?Charlotte amorce une protestation :— Quand même, Nicolas Cage, je dirais pas non.— Mais tu te focalises pas dessus quand tu…— Non.— Tu vois !Inès dévisage ses copines l’une après l’autre. Charlotte cherche visiblement un prétexte pour s’éclipser de nouveau à la cuisine, Aurore a repris cet air rêveur qui ne la quitte guère, et Alexandra a adopté une attitude tout à fait combative.— Au fait, puisque c’est toi qui poses la question, commence !La grande brune fait aussitôt machine arrière :— Et vous, après ?— On verra… ironise Charlotte.Comprenant que la conversation va dans l’impasse si elle ne se mouille pas, Alexandra soupire :— Bon… Mais ça ne sort pas de cette pièce, on est d’accord ?— Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer ! répondent aussitôt trois voix enthousiastes.Attrapant un coussin qu’elle pose devant elle en guise de paravent, Alexandra commence, mal assurée :— Eh bien, je… Zut, vous ne vous ficherez pas de moi ?— Promis ! assure Aurore.— Eh bien… En fait, j’imagine qu’un animal vient me lécher, là …— Le sexe ?— Un labrador ?Alexandra, perplexe, regarde Inès puis Charlotte, se demandant à laquelle répondre.— Eh bien… Principalement le sexe, oui, mais d’autres parties du corps aussi… Les seins, les fesses, les aisselles…— Les aisselles ?— C’est une zone érogène pour certaines personnes, informe Inès, très factuelle.— Mais quel genre d’animal ? insiste Charlotte.Alexandra dissimule un moment son visage dans le coussin, puis murmure :— Des gros…— Un éléphant ? s’étonne Aurore.— Non… mais un lion, un crocodile, une panthère…— Un crocodile ?— Oui, un crocodile. Voire même plusieurs.— Quelle horreur !— Eh, mais c’est pas pour de vrai !— La panthère, c’est pas mal…— T’as pas peur qu’ils te mangent ?— Ben si, justement !— Comment un fantasme pourrait te manger ?— T’es trop bête !Elles rient comme des baleines. Charlotte veut avaler une gorgée de son infusion, s’étrangle avec, Inès doit lui taper dans le dos. Elles se calment peu à peu. La maîtresse de maison repart faire chauffer de l’eau pour une seconde tournée.— Réglisse-menthe, annonce Alexandra. À qui le tour ?— Je reste au tilleul…— Je ne parlais pas de ça.Tous les regards se tournent vers Inès, de loin la plus délurée des quatre.— Merde, les filles, vous abusez…— Allez…— Mais ça intéresse qui ?— Nous.Inès plonge dans sa tasse, en ressort.— Sûres ?— Allez, une fois qu’on y est, elle est bonne !— Bien sûr, Marcel** ! Merde… Vous ne riez pas !— On peut pas te le promettre, assène Charlotte, pragmatique.— Z’êtes vaches !— Meuh…— Et une vache, tiens… ça a la langue large…— Pas assez souple, rétorque Alexandra. Bon, Inès, accouche !Se relevant un peu, chahutant au passage la housse du canapé, la jeune femme se lance :— En fait, le plus souvent, je pense à des fringues…— Tiens donc ?— J’aurais pas pensé…— Mais… des trucs sexy ?— Ça dépend… Des trucs dont j’ai envie, une robe, un chemiser…— Tou-tou-tou-tou, chantonne Charlotte, imitant l’indicatif publicitaire d’une marque de vêtements.— Des soutien-gorges ?— Ça m’arrive…— Mais tu les choisis comment ?— Comme tout le monde : dans les vitrines, dans les pages mode de Elle, dans les catalogues…— Tu fantasmes sur des catalogues ? Comme les collégiens ?Charlotte est déchaînée.— Merde… non. Sur des fringues que je pourrais acheter.— Et tu les achètes ?— Oui…— Quand elles t’ont procuré un gros orgasme ?Inès hoche la tête, l’air d’une petite fille prise en faute.— Attends, là , tu es habillée avec des trucs que tu as choisis comme ça ?Elle opine à nouveau.— Tu me tue, Inès ! clame Alexandra.— Ça doit coûter super cher, non ? s’informe Aurore.— Ça dépend… Ça peut arriver…— C’est quoi ta plus grande folie ?Charlotte s’est ressaisie, et a pris son « air de sociologue ».— Vous allez me trouver folle…— T’inquiète ma grande, c’est déjà le cas depuis longtemps !— Et on t’aime quand même.À voix basse, Inès murmure le nom d’un modèle de robe de grande marque.— Waouh ! Mais ça vaut le prix d’une voiture, ça ?— Pas tout à fait, quand même… proteste Inès.— Tu l’as acheté quand ?— L’année dernière, pour fêter ma promotion…— Mais c’est un modèle de 2002 !— Eh ! les dépôts-ventes ça existe, quand même.Alexandra se penche vers Charlotte pour lui demander les détails : ne s’intéressant pas à la haute couture, elle ne voit pas du tout. Charlotte lui décrit en quelques mots, puis, dans une impulsion, va piocher dans une pile de magazine.— Celle-là  !— Pas mal. Tu l’as déjà portée ?— Tu veux dire… en public ?— Ben oui, pas dans ta salle de bain…— Non…— Alors tu vas nous faire plaisir, Inès : la prochaine fois qu’on se fait un dîner, tu viens avec !Inès hoche la tête, souriante. Les regards vont de Aurore à Charlotte. Aurore fait non de la tête. Charlotte soupire…— C’est même pas original…— Tu veux dire que toi, c’est Brad Pitt ?— Non, quand même pas…— Alors ?— La cuisine…— Comment ça ? Tu imagine faire l’amour dans la cuisine ?— Ah, non ! C’est pas confortable !— Tiens, on dirait qu’elle a essayé…— Inès !— Mouais… alors ?— Les pâtisseries, le chocolat, la crème…— Attends, tu te masturbes pas en pensant à des recettes, si ?— Des fois, si. D’autres fois, j’imagine qu’un amant me couvre de choses qui se mangent et qu’il les mange, après…— Pas un amant crocodile, quand même…Charlotte ignore l’intervention. Elle semble complètement ailleurs.— D’autres fois, je pense à des gâteaux : un opéra, un macaron…Inès avance le menton, lance :— Là , je te suis tout à fait !— Quoi ? Toi aussi !Alexandra semble dubitative.— Non… Mais écoute, entre un orgasme et un bon macaron, je parle pas d’un truc ordinaire, je parle de The Macaron, tu choisis quoi ?— Oh ! Le macaron, sans hésitation…— Le framboise-pistache de l’année dernière, avec la pointe acidulée en fin de course…— Oh, m’en parle pas !— En fait, c’est une bonne idée, Charlotte… Comme ça tu cumules : le plaisir et le plaisir.— C’est pour ça que c’est toujours toi qui nous invites : tu veux tester des recettes !— La mousse au chocolat était fameuse, en tout cas.— C’est pas mal, l’orange amère, ça se marie bien.— Tu as trouvé l’idée comment ?— Mystère…Les filles se regardent, pouffent. L’idée leur paraît du plus haut comique. Aurore tend la main vers la bouilloire, Alexandra s’éclipse vers les toilettes. Elles continuent, par intermittence, à avoir de petits rires. Alexandra revient, réinstalle les coussins à sa convenance. Le silence s’installe.Aurore se pelotonne à nouveau dans le fauteuil.Silence total. Toutes les trois savent qu’Aurore ne parle pas si facilement.— Ça peut pas être pire que moi, tu sais, murmure Alexandra.— Oh ! si, souffle Aurore.— Tu fantasmes quand même pas sur des trucs immondes, genre pédophilie ou zoophilie, s’enflamme Charlotte, qui jette aussitôt un regard gêné à son amie vautrée par terre.Alexandra fait un signe d’apaisement. Elles sont rivées aux lèvres de l’avocate, qui secoue la tête, en geste de dénégation.— Vas-y, dis-le…— Au point où on en est…D’une toute petite voix, Aurore avoue :— Moi, c’est la jurisprudence…— La quoi !— Pas des affaires de viols ou de… Aïe !Le talon d’Inès s’est écrasé sans douceur sur les côtes de Charlotte.Aurore baisse la tête entre ses genoux, et continue :— Je pense à la jurisprudence sur les affaires en cours… à celles qui vont me servir, à la façon dont je pourrais les combiner…— Non ? Tu bosses même en…— Au moins, c’est productif.Aurore lève la tête, le visage rayonnant, contre toute attente.— Oui…— Le plaisir au travail.— Pas la pire version que je connaisse.Un froid s’installe. Toutes savent quels artifices a dû employer Alexandra pour monter en grade sans passer à la casserole.Aurore secoue la tête. C’est à son tour d’être dans son monde.— Pas même à un client, ou à Aurélien ?— Non… Juste aux textes… tu sais affaire X contre Y, décision du tribunal du 20 juin 2004… — T’es sérieuse ?— En quoi c’est plus ridicule qu’un crocodile ou un macaron ?— Quand même, Aurore, c’est pas folichon…— Moi, je trouve ça plutôt drôle !— Et ça t’arrive souvent ?Aurore opine.— Pas tous les jours, quand même ?Aurore hausse les épaules.— Plusieurs fois par semaine ?Nouveau mouvement affirmatif.— Bon dieu, Aurore, c’est dingue… Comment tu fais pendant les vacances ?Le sourire de Joconde qu’affiche son amie indique clairement qu’il n’y aura pas de réponse.— Mais t’arrive vraiment à te faire grimper aux rideaux comme ça ?— Je vais pas grimper aux rideaux : ça risquerait de faire tomber les tringles.— Aurore !— Bah, oui… Et je vois pas bien en quoi c’est plus ou moins bizarre que les pages mode de Elle !— Là , tu marques un point, note Alexandra en bombardant Aurore de coussins.Celle-ci riposte, sans laisser à Charlotte le temps de ranger les tasses.— Au fait, t’avais pas parlé de madeleines ? demande Inès.Charlotte sourit : là , c’est bien l’idée qu’elle se faisait de sa soirée de filles.* Je n’ai pas vérifié si une étude sur le sujet existait ou non.** Cf Marcel et son orchestre