FINEt voilà ! J’ai terminé. Il me suffit de trois petites lettres F, I, N, pour jeter mes souvenirs en pâture à d’éventuels lecteurs.Je n’ai pas encore trouvé le titre, mais j’ai décidé de le signer de nos seuls prénoms, Solange et Adrien. Cela rajoute un peu de mystère à ce roman en forme de confession.C’est mon premier roman, mon seul roman. Non pas que je sois jeune, cela fait deux ans que j’ai pris ma retraite, et dans le commerce, il n’y a pas d’âge. Après le décès de Solange, mon épouse, suite à une longue maladie, je me suis retrouvé seul avec le besoin de raconter notre vie, un peu pour la faire revivre, comme si elle était toujours là. Pour laisser notre trace.Nous avons vécu ensemble pendant presque 60 ans, ça compte. Il y avait de quoi écrire, une véritable saga. Je n’ai retenu que les moments les plus marquants de notre vie. Tout de même un pavé de 360 pages.Notre vie pourrait être un roman. Vous allez vite comprendre pourquoi je dis que c’est une fiction sortant de mon imagination et non une autobiographie, j’ai même changé les noms. Personne ne doit savoir que tout ce que j’ai écrit est l’exacte vérité, ni mes amis, ni ma famille, encore moins la société qui nous entoure.Certains diront, n’avez-vous pas peur qu’on vous reconnaisse ? Peut-être, mais je suis atteint de la même maladie incurable que Solange. Dans un an tout au plus, personne n’entendra plus parler de moi. Et à bien y réfléchir, ne vaudrait-il pas mieux qu’après ma mort, que tout le monde sache, nous pourrions ainsi entrer dans le Guinness des Records.Commençons par le commencement.J’ai toujours vécu ici, dans cette petite ville du bord de mer, j’y suis né. Solange aussi. Nous nous sommes connus pendant la guerre, la ville avait été envahie par les troupes allemandes. J’allais avoir 10 ans, Solange en avait 8. Nous habitions le même immeuble. Comme j’étais un grand, je ne l’ai jamais regardée, et puis c’était une fille, je n’allais pas jouer avec une fille. Ça joue à quoi les filles ? Sans intérêt. Je ne lui ai jamais parlé, même quand on se croisait dans la rue ou dans le hall de l’immeuble. La honte si mes copains m’avaient vu.Et puis, il y a eu ce bombardement. Je n’ai jamais su si c’étaient des avions anglais ou américains, mais les bombes sifflaient en l’air, et détruisaient nos maisons en faisant beaucoup de bruit.J’ai d’abord entendu un gros vrombissement qui a fait trembler les fenêtres, de peur je me suis bouché les oreilles. Poussé par mes parents, je me suis retrouvé avec tous nos voisins dans la cave. Personne ne parlait. Les enfants avaient été dissimulés sous l’escalier, le lieu le mieux protégé. Solange était près de moi. À la première explosion, elle s’est serrée contre mon bras, elle tremblait, elle avait peur. Moi aussi j’avais peur, mais fallait pas le montrer, un garçon, ça n’a pas peur. Par un réflexe bien masculin, un réflexe protecteur, j’ai passé mon bras autour de ses épaules. Elle s’est serrée encore plus fort contre moi, et elle a arrêté de trembler. Je sentais sa respiration, un souffle chaud dans mon cou.Nous n’avons pas prononcé un seul mot. À la fin de l’alerte, elle a vite rejoint ses parents qui l’appelaient, et elle est remontée chez elle sans se retourner.Ce bombardement n’était que le premier d’une longue série, à toute heure du jour ou de la nuit la sirène pouvait retentir. Il fallait être prêt à descendre se mettre à l’abri.Spontanément, Solange venait se blottir contre moi, comme si j’étais le seul à pouvoir la protéger du danger. Parfois, elle me regardait furtivement, j’y lisais à chaque fois la même peur, mais très vite elle baissait les yeux. Sa main serait la mienne. J’aimais ce contact, c’était doux. Je fermais les yeux, j’étais heureux… et tous les jours j’attendais avec impatience les avions qui venaient détruire notre ville.Un jour, à la fin de l’alerte, un soldat allemand est entré dans notre cave. Il criait et nous menaçait avec son arme. Pourquoi ? Personne ne comprenait ce qu’il disait. Toujours hurlant, il a tiré par le bras Huguette la jeune fille qui tient la boutique de fleurs, elle était terrorisée. Que lui voulait-il ?On n’a pas eu le temps de le savoir, il est tombé en avant, la bouche ouverte, les yeux exorbités. Par terre, il avait l’air plus grand que debout, un couteau planté au milieu du dos, trouant son uniforme vert-de-gris. Fasciné, je regardais son sang se répandre sur le sol de la cave.Solange a poussé un cri, elle ne pouvait détacher ses yeux du couteau. Sa main s’est crispée si fort que ses ongles se sont incrustés dans mon bras. Je n’ai rien senti, effrayé par les cris des grandes personnes qui s’agitaient dans tous les sens. Je ne m’en suis rendu compte que plus tard en voyant deux gouttes de sang sur ma chemise.Ses parents sont rapidement venus tirer Solange par le bras. En passant devant le corps étendu, sa mère lui a mis la main devant les yeux. C’était trop tard, des images étaient déjà gravées dans sa tête.Tassé dans mon coin, je ne bougeais pas. Les yeux toujours rivés sur le soldat, je n’entendais pas ma mère qui m’appelait.Difficile de cacher un corps, il a été découvert le soir même dans le pré derrière la mairie. Quel raffut ! Je n’entendais que le bruit des bottes des soldats qui couraient sur les pavés de la route. Plus tard, deux voitures blindées sont arrivées en renfort.Le lendemain, il faisait grand soleil. Comme tous les jours, j’ai voulu aller jouer sur la place de l’église avec mes copains. Maman m’en a empêché, je devais rester dans ma chambre. Pour me faire tenir sage, elle m’a donné un illustré, c’est comme ça qu’on appelait les bandes dessinées, c’était la première fois, d’habitude je ne pouvais les lire qu’en cachette.Dehors toujours des cris, des ordres claquaient en allemand, je ne savais pas ce qui se passait. J’avais peur sans savoir pourquoi. Dans l’après-midi, il y a eu un grand silence, puis j’ai entendu comme une rafale, le tir de 12 fusils ça fait le même bruit. Le soir, maman pleurait à table, papa n’a pas dit un mot, le nez dans son assiette. Je n’ai pas osé leur poser de questions. J’ai appris plus tard avec mes copains que les Allemands avaient pris dix habitants au hasard en représailles, des otages.Toute la ville était silencieuse.À l’école, la maîtresse a essayé de nous expliquer, je n’ai pas tout compris. Elle avait les larmes aux yeux. Pour la première fois, elle nous a fait réciter le « Je vous salue Marie », debout. Elle qui se dispute toujours avec le curé.Pourquoi à ce moment-là, ai-je revu le couteau et le sang sur le sol ? Pourquoi ai-je ressenti les ongles de Solange enfoncés dans mon bras ?—oOo—La guerre terminée, Solange avait grandi, moi aussi. Nous osions nous parler dans la cour du collège, et parfois nous rentrions ensemble.J’ai vite arrêté mes études, pour aider mon père à la boutique. Il tenait une sorte de bazar où l’on trouve de tout, des ustensiles de cuisine, du jardinage, de la quincaillerie, des vêtements… enfin, un peu de tout. En ville, dès que quelqu’un avait besoin de la moindre chose, il était certain de le trouver chez mon père, et s’il ne l’avait pas, la semaine suivante mon père s’était débrouillé, les clients étaient toujours contents. Maman tenait la caisse et faisait la paperasserie, normal, elle avait son certificat d’études.Le samedi, avec Solange, nous nous retrouvions aux bals de la région, avec tous nos amis.Un soir, je lui ai pris la main dans le noir, et je l’ai embrassée. Elle a mis du temps pour me repousser gentiment, mais quand je l’ai raccompagnée, nous nous sommes embrassés longuement dans la cave de notre enfance. Elle s’est blottie contre moi, m’a serré fort le bras en fixant le sol, là où le soldat allemand était étendu.Flirt de deux adolescents. Un dimanche où le soleil brillait, nous sommes allés nous baigner dans une petite crique. Une plage de sable fin, bien à l’abri des rochers. En sortant de l’eau, nous nous sommes essuyés mutuellement. Sous le regard des mouettes qui nichaient sur les rochers, nous avons découvert l’amour.Je ne voulais pas l’effrayer, que connaissait-elle ? Certainement pas plus que moi. J’ai fait glisser son maillot sans oser la regarder, de peur de la mettre mal à l’aise, de peur de ce que j’allais découvrir. Je me sentais sacrilège. En enlevant le mien, elle regardait le ciel au-dessus de ma tête, j’avais presque honte de l’état dans lequel elle m’avait mis. Nous nous sommes embrassés, elle devait me sentir sur ses cuisses, son ventre. Elle ne m’a pas repoussé, elle s’est serrée contre moi.Dans les bras l’un de l’autre, nos corps ont fait connaissance. Elle avait une petite poitrine que je regardais à la dérobée. Elle a écarté les jambes sans même s’en rendre compte, je l’ai pénétrée lentement. Nous n’osions bouger. Réflexe des amants, nos hanches ont commencé à onduler, je sentais le plaisir monter en moi. Je ne pouvais imaginer ce qui se passait dans la tête de Solange qui cachait son visage au creux de mon épaule.Brusquement, elle a rejeté sa tête en arrière, les yeux fermés, la bouche ouverte. Elle a poussé un petit cri en se mordant les lèvres. J’ai senti ses ongles qui s’enfonçaient dans mon bras et dans mon dos. Ces petites blessures étaient la preuve de notre amour.Nous sommes rentrés rapidement sans rien dire. J’ai lâché sa main en approchant de la maison, de peur d’être vu.Nous sommes retournés souvent dans notre petite crique. Après nous être aimés, nous aimions nous regarder longuement, nus l’un en face de l’autre. Nos yeux parlaient pour nous. Dieu qu’elle était belle !Par souci de discrétion, je n’ai rien écrit de notre rencontre ni sur notre jeunesse. Mon « roman » commence sur cette plage, peut-être pour accrocher les lecteurs avec une scène érotique. Premier chapitre, première fois.Devenu adulte, j’ai repris la boutique de mon père quand il nous a quittés. Maman commençait à vieillir, Solange est venue la remplacer. Nous avons emménagé dans le petit appartement du dessus. Mais nous n’étions pas mariés, ça a fait jaser dans toute la ville, les gens nous regardaient de travers. Et puis ils ont pris l’habitude de nous voir ensemble, les mauvaises langues se sont tues.Solange gardait la boutique. Tous les après-midi, je partais avec notre camionnette faire des tournées dans les villages voisins.Notre amour était unique, pour l’éternité. J’étais heureux avec elle. Elle était heureuse avec moi. C’est ça le bonheur absolu.Laissez-moi vous expliquer ce qui nous unissait, pourquoi notre amour était unique.Un soir, à la tombée de la nuit, nous étions assis l’un contre l’autre sur les rochers, elle me regardait de ses grands yeux. Soudain devenue sérieuse, elle me dit de sa voix douce :— Adrien, jure-moi de ne jamais me demander en mariage.C’est vrai, nous n’avions pas besoin d’une signature au bas d’un parchemin pour être liés l’un à l’autre.Tout aussi sérieusement, je lui ai répondu :— Solange, jure-moi de ne jamais me demander de te faire un enfant.Je savais qu’inévitablement, un petit être l’aurait distraite de son unique amour.Rien ne devait se mettre entre nous. En nous regardant dans les yeux, nous jurâmes.Dans la nuit qui suivit, nous avons scellé notre serment. Nous l’avons respecté pendant plus de 40 ans.—oOo—Un jour, rentrant d’une de mes tournées, j’entendis des voix dans l’arrière-salle de notre boutique. En m’approchant, je vis Solange qui discutait avec un représentant, elle avait l’air énervée et lui demandait de s’en aller. Je ne l’avais jamais entendu parler sur ce ton, même si je ne comprenais pas tout ce qu’elle disait.Sans tenir compte de ses cris, je vis l’homme se rapprocher d’elle. Il la prit par le bras et tenta de l’embrasser. Ils ne m’avaient pas vu, ni l’un ni l’autre. Solange se débattait, mon sang ne fit qu’un tour. Regardant autour de moi, je vis sur notre comptoir le présentoir des couteaux Pradel. Pradel « une marque, un style », avec ce slogan « Le couteau de cuisine est l’âme du cuisinier, le prolongement de la main ». J’avais le choix, je me saisis du plus grand, celui qui sert à la découpe de la viande. Prolongement de ma main, sans hésiter je l’ai planté dans le dos de cet homme, juste entre les deux omoplates. Il n’a pas crié, il est tombé les yeux grands ouverts. Surprise, Solange a poussé un hurlement. L’homme est tombé, allongé de tout son long, à ses pieds, son sang coulait sur le carrelage.En tremblant, elle s’est approchée de moi, me fixant de ses yeux exorbités. Elle a posé ses lèvres sur les miennes, m’embrassant avec une fougue que je ne lui connaissais pas. Collés l’un à l’autre, dans un état second, je l’ai fait basculer sur la table, et sans attendre je l’ai prise violemment, juste au-dessus du corps encore chaud de ce représentant trop entreprenant.Une fois remis de notre étreinte, j’ai tiré le corps derrière notre maison, pour l’enterrer dans le jardin. Tandis que Solange nettoyait méticuleusement le couteau, avant de le ranger à sa place, dans le présentoir Pradel sur le comptoir de notre boutique.Le jour même, elle est allée chez Truffaut à la sortie de la ville, acheter un rosier qu’elle a planté sur la terre fraîchement retournée de notre jardin.J’ai attendu la nuit, pour aller au petit lac au milieu de la forêt, avec la voiture qui stationnait devant chez nous. Je connaissais bien ce lac, assez profond par endroits. En s’enfonçant dans la vase, elle a fait de grosses bulles. Personne n’aurait l’idée de s’inquiéter d’une carcasse de voiture, dans ce qui était devenu le dépotoir de la ville.—oOo—Nous allions souvent sur notre petite plage à l’abri des rochers. Jamais personne ne passait par là. Personne ne venait troubler notre quiétude, nous pouvions nous aimer avec les mouettes pour seuls témoins.Solange trouvait toujours l’eau trop froide, aussi je me baignais seul, tandis qu’elle abandonnait son corps aux caresses du soleil.Je fus étonné le jour où je vis un homme s’approcher, et venir s’asseoir à côté d’elle. Intrigué, je nageais vers le bord pour savoir ce qu’il nous voulait. J’étais loin et je ne suis pas un très bon nageur. Quand soudain j’entendis un cri, je reconnus la voix de Solange et vis l’homme allongé sur elle. Elle se débattait, et essayait de le repousser.J’avais à peine atteint le bord de la plage, qu’un cri rauque retentit, suivi d’un silence pesant qui effraya les mouettes, elles s’envolèrent dans un grand battement d’ailes. J’arrivais en courant. L’homme toujours sur Solange était inerte. Elle semblait hagarde, elle tenait une paire de ciseaux dans sa main droite, celle qu’elle venait d’enfoncer dans la gorge de cet inconnu.D’un geste brusque, elle repoussa son agresseur sans vie dans le sable. Elle avait du mal à reprendre son souffle. Elle haletait, sa poitrine se soulevait au rythme de sa respiration. Me regardant fixement, elle enleva son petit bikini. Nue, sur le dos, face à moi, elle m’invita en écartant les jambes. Je me jetais littéralement sur elle, l’embrassant avec fougue. Je l’ai pénétrée sans attendre, elle a refermé ses jambes autour de mes hanches, nous ne faisions plus qu’un. Quelques oiseaux vinrent se poser sur les rochers et observaient la scène.Je me suis répandu en elle très rapidement. Au moment de jouir, Solange a enfoncé ses ongles dans mon dos. J’en ai longtemps gardé les traces. Elle poussa un cri, semblable à celui poussé quelques minutes auparavant par l’homme allongé à côté de nous dans une mare de sang.Nous mîmes plusieurs minutes à reprendre nos esprits. Je regardai autour de nous, personne, à part les oiseaux, personne n’avait pu nous voir.J’ai traîné le corps sans vie vers la mer, et attendu que les vagues l’entraînent au loin. Il sera retrouvé quelques jours plus tard, à plusieurs kilomètres de là, frappant sur les rochers.En retournant, j’ai pris soin d’effacer rapidement les traces laissées sur le sable sachant que de toute façon, la mer s’en chargerait à la prochaine marée.Solange, assise nue sur sa serviette, nettoyait consciencieusement ses ciseaux avant de les ranger dans son sac de plage.—oOo—Nous avons passé des vacances un peu partout en France, en Bretagne, à Chamonix, sur la Côte d’Azur, à Paris, en essayant de ne pas revenir deux fois au même endroit, sauf à Paris, mais là, comment nous reconnaître ?Nous nous sommes pris au jeu, Solange aimait séduire. Elle plaisait, trop, son regard, ses sourires attiraient les hommes comme des mouches. Alors, je devais intervenir ou elle devait se défendre. Tantôt elle, tantôt moi. Parfois, ça n’a pas été aussi simple, certains se sont débattus, il a fallu s’y mettre à deux.Je n’aurais jamais cru si facile de cacher un corps, tous n’ont pas été retrouvés. Et les autres, impossible de faire le lien avec nous.Bien sûr, des enquêtes ont été menées. Plusieurs fois, nous avons failli être découverts, la chance a toujours été de notre côté. Qui aurait pu soupçonner un petit couple bien sage. Nous laissions peu de traces, et à cette époque les fichiers n’étaient pas aussi perfectionnés que maintenant.Un été dans les Landes, nous avons été interrogés par la police, comme tous les clients de l’hôtel. Un serveur du restaurant voisin avait disparu. Il n’était pas venu travailler de la journée, sa famille s’inquiétait. La police a clos le dossier, jusqu’à la découverte de son corps rejeté par la mer, un stupide accident, l’homme avait les poumons pleins d’eau de mer. Le pauvre, un bon nageur comme lui !Bon, je ne vais pas vous raconter toute notre vie, vous n’avez qu’à acheter mon livre. Au moins un lecteur, ça plaira à mon éditeur. Vous verrez, j’ai scrupuleusement consigné nos souvenirs de vacances, sans tout dire, il ne faudrait pas que certains détails nous trahissent.Comme cette soirée, dans un petit port en Corse-du-Sud. Au restaurant, deux hommes, j’appris plus tard qu’ils étaient pêcheurs, ne pouvaient s’empêcher de regarder Solange, mignonne dans sa petite robe à fleurs. Ils ont engagé la conversation, nous proposant de faire un tour en bateau.Rendez-vous le lendemain matin. Nous n’avons pas quitté le port. C’est l’odeur qui a attiré les gendarmes quelques jours plus tard ?La presse locale nous apprit que ces deux pêcheurs étaient connus des services de police. Des petits trafiquants, utilisant leur bateau pour passer de la drogue en Italie. Ils ont aussi été impliqués dans la disparition d’Annick, une jeune fille venue faire du camping dont le corps n’a jamais été retrouvé. L’enquête fut vite close, double meurtre mis sur le compte de la mafia locale. Personne n’a cherché à en savoir plus.Rassurez-vous, la disparition d’Annick ne nous concerne pas. Sans être sexistes, nous n’avons pas respecté la parité, ni Solange ni moi n’avons jamais touché une femme.« Affaires criminelles », « Non élucidées », « faites entrer l’accusé », « Crimes », Nous regardions avec assiduité les émissions de la TNT, détaillant les affaires criminelles de ces dernières années. La télévision ne savait plus quoi inventer. Nous étions amusés par les hypothèses plus ou moins farfelues de ceux qui ne savaient rien, témoins, journalistes ou policiers. Seuls Solange et moi aurions pu éclairer les spectateurs en mal de sensation.Sur notre canapé, Solange fixait l’écran, je la sentais de plus en plus tendue. Sa respiration s’accélérait, sa poitrine se soulevait. Elle ne tenait plus en place, se balançant d’une fesse sur l’autre. N’y tenant plus, nous n’attendions pas la fin de l’émission pour nous jeter violemment l’un sur l’autre. Mon bras garde encore la trace de nos ébats.Un soir, aux Informations, un journaliste a annoncé l’arrestation d’un individu pour un meurtre commis l’année précédente dans les Alpes. Après quelques heures de garde à vue, il a avoué son crime. La famille de la victime, par l’intermédiaire de leur avocat, disait leur satisfaction d’enfin savoir. Comme moi, Solange a sursauté. Pourquoi ce type s’est-il accusé d’un meurtre qu’il n’a pas commis, nous sommes bien placés pour le savoir. Vouloir passer pour un meurtrier, quelle paranoïa ! C’est un malade. Dans quel monde vivons-nous ?Soucieux de la vérité, j’ai fait parvenir au procureur une lettre, anonyme bien sûr, donnant moult détails ne laissant aucun doute sur l’identité de l’auteur de ce meurtre. L’homme a été libéré. Encore une affaire non élucidée aujourd’hui, un cold case comme on dit maintenant.Vous comprendrez aisément que je n’en ai pas parlé dans mon roman, trop risqué. Je ne suis pas fou.—oOo—Mon livre est sorti juste après l’été. Un premier roman à 68 ans a intrigué le petit milieu littéraire parisien. J’ai été invité à monter à Paris, participer à une émission sur France 5, La Grand Librairie, quel honneur !J’ai aussi failli avoir un prix littéraire, une revanche pour moi qui n’ai jamais pu aller plus loin que le brevet. J’ai même reçu une proposition d’un producteur voulant en tirer une série pour la télévision.Le bouche-à-oreille fonctionnait à merveille, les ventes dépassaient tout ce que je pouvais espérer. Le crime fait vendre, l’abondance d’hémoglobine attire les lecteurs. J’avais aussi agrémenté mon texte de quelques parties de jambes en l’air avec Solange, sur le cadavre de nos victimes. Sexe et sang, la recette idéale. Je dois avouer que ces scènes érotiques ne sont pas tout à fait le reflet de la réalité, je ne suis pas un surhomme, j’ai laissé mes fantasmes guider ma plume. Et à partir d’un certain âge, des fantasmes, j’en ai eu.Les critiques, toujours excessives, étaient dithyrambiques. J’allais révolutionner le roman policier, un nouvel auteur était né… Quelle blague ! Comme le public, mon éditeur attendait un second roman. Moi seul savais qu’il n’y en aurait jamais, tout était dit, je n’ai pas d’imagination. D’ailleurs, je n’aurais jamais eu le temps de l’écrire.—oOo—Ma notoriété fut de courte durée. Une actualité chasse l’autre, un auteur chasse l’autre.Un après-midi où je me reposais paisiblement dans le jardin, j’entendis la sonnette. Un homme que je ne connaissais pas était à notre porte.Il se présenta. Ancien commissaire de police, maintenant à la retraite, il avait beaucoup aimé mon roman et voulait en discuter. J’étais intrigué, mais je l’invitais à prendre un verre.Durant sa carrière à la Police Judiciaire, il avait été enquêteur sur de nombreuses affaires criminelles. Certaines n’étaient toujours pas résolues. Pour occuper son temps libre, il sillonnait la France en quête d’indices qui auraient pu le mettre sur une piste. Mon livre avait attiré son attention.Alors que je remplissais deux verres de mon meilleur whisky, il me demanda comment l’idée d’écrire un tel roman m’était venue, sur un ton qui sonna faux à mes oreilles.J’étais en alerte… Quoi lui répondre ? L’imagination d’un auteur ne s’explique pas. Un déclic et on aligne les mots. Me nourrissant de romans policiers, un jour une idée avait jailli, et j’avais commencé à mettre mes pensées sur du papier. Je ne sais pas s’il m’a cru.J’avais la désagréable impression d’avoir face à moi un policier, pas un lecteur. Simple conversation ou interrogatoire ?— Depuis combien de temps habitez-vous ici ? me demanda-t-il abruptement.— J’ai toujours habité cette ville. J’y suis né, j’y mourrais.— Au fait, vous avez quel âge ?— Bientôt 70. J’ai rencontré ma femme ici pendant la guerre, nous habitions le même immeuble. Avec elle, j’ai repris le commerce de mes parents. Elle n’a jamais pu avoir d’enfants. Elle nous a quittés il y a deux ans. Je serai enterré auprès d’elle, ma place est prévue à ses côtés.— La ville n’est pas très grande, vous devez tout savoir de la vie de la commune.— Forcément, je m’intéresse à mes concitoyens. Avec la boutique, je connais tout le monde. Un temps, j’ai même eu envie de me présenter à la mairie, c’est Solange qui m’en a dissuadé, ça m’aurait pris trop de temps.— Vous souvenez-vous, de cette voiture retrouvée dans le lac il y a quelques années, la presse locale en a beaucoup parlé— Oui, je me souviens vaguement. C’est vieux. Pourquoi ?— J’aurais aimé savoir ce qu’est devenu son conducteur. J’espérais qu’en tant qu’ancien de la commune, vous pourriez m’en dire un peu plus que ce que les journaux ont relaté à l’époque.J’avais la désagréable impression qu’il n’avait pas besoin d’attendre ma réponse pour savoir que j’allais mentir.— Je regrette… C’est loin.— Je comprends… Vous aimiez voyager avec votre femme ?— Nous prenions peu de vacances. Juste une semaine l’été, toujours en France. C’est un beau pays, vous ne trouvez pas.— Bien d’accord avec vous, me dit-il, l’air dubitatif.— Si j’ai bien compris, vous continuez vos enquêtes. Quel rapport avec mon livre ?— Vous avez l’imagination des auteurs, je pensais que vous pourriez m’aider. Dans la police, on est trop rationnel, c’est l’imagination qui manque le plus. S’il n’y a pas d’éléments tangibles, nous avons du mal. Maintenant, c’est plus simple avec les techniques modernes, les fichiers, l’ADN, la police scientifique comme ils disent. De mon temps, voilà que je parle comme un vieux, il fallait avoir de l’intuition. J’en suis resté aux bonnes vieilles méthodes.— Alors mon livre vous a intéressé ? C’est flatteur de la part d’un policier. Je me suis beaucoup amusé à imaginer ce couple de criminels.— Les serials killers fascinent toujours. Voyez Bonnie and Clyde.— Vous en avez déjà rencontré ?— Des serials killers ? Non, jamais. Mais il est possible que parmi toutes les affaires que je connais, certaines soient l’œuvre d’un même tueur. Peut-être même un couple, comme dans votre roman. Parfois, la réalité dépasse la fiction… Votre roman est très réaliste, mais il manque un chapitre, non ? dit-il un petit sourire aux lèvres.— Comment ça ?— Vos amoureux… sont-ils découverts, arrêtés, jugés ? Finissent-ils leur vie paisiblement ou en prison ?— Je ne sais pas, à chaque lecteur de décider, chacun sa fin.— Les criminels se font toujours attraper un jour… Et vous, c’est quoi votre fin ? dit-il en me fixant de ses yeux inquisiteurs.— …Je fus saisi d’un frisson d’angoisse qui balaya instantanément la douce euphorie que m’avait procuré le whisky. À ses questions de plus en plus insidieuses, me scrutant de son regard perçant, guettant le moindre faux pas, j’ai vite compris qu’il avait de sérieux doutes, ou pire, qu’il était venu avec une certitude. À quoi jouait-il ?Je ne pouvais pas le laisser repartir. Rien ni personne ne devait se mettre entre Solange et moi.Je l’ai enterré dans le jardin, sous le grand rosier, à côté de l’homme que j’avais placé là il y a plus de 40 ans. Ému, j’ai repensé à Solange, c’était notre premier.J’ai toujours été un grand sentimental.Un flic à la retraite sans famille qui disparaît, cela ne mobilise pas les journalistes, ni même la police. On n’entendit plus jamais parler de lui.Suite à cette visite, je repensais souvent à ce qu’il m’avait dit des victimes, enfin de leur famille, ce foutu besoin de savoir. Quelle idée !Dans mon livre, j’avais laissé des indices, des lieux, des dates et même trois fois les prénoms que j’avais relevés dans la presse. Certainement un de ces jours, un fouineur, plus fouineur que les autres, fera le lien.J’aurais pu appeler mon livre « Un couple diabolique » ou « les mémoires d’un sérial killer », j’avais préféré l’appeler « Une simple histoire d’amour », en mémoire de Solange.—oOo—Au bout de quelques mois, la maladie a rattrapé Adrien. Un matin, il ne s’est pas réveillé, il avait rejoint Solange.Ses obsèques réunirent quelques habitants se souvenant de celui qui tenait boutique, il n’y a pas si longtemps avec son épouse. Des représentants du monde littéraire s’étaient déplacés depuis Paris, chacun regrettant qu’un tel auteur nous quitte si vite. Surtout son éditeur qui aurait bien aimé d’autres romans, avec le même succès en librairie.Sous le regard de quelques mouettes, Adrien fut inhumé dans le petit cimetière face à la mer, aux côtés Solange. Réunis dans la mort, comme ils l’ont été toute leur vie. Rien ne pourra plus maintenant les séparer.Des voisins, bien intentionnés, déposèrent sur leur tombe une gerbe de roses provenant de leur jardin, de ce magnifique rosier qu’ils affectionnaient tant.