Lorsque j’ai rencontré Isabelle, j’étais dans une période assez floue de ma vie. Arrivée à un point de mes études où il me fallait choisir la voie que j’allais suivre par la suite, je ne me sentais pas prête à prendre cette décision, et j’avais entrepris de la remettre à plus tard, ratant allègrement ce qui aurait dû être ma dernière année de licence. Je côtoyais déjà Isabelle pendant les cours mais, peu sociable comme je l’étais, je ne l’avais jamais approchée. Ce n’est pas qu’elle me semblait antipathique, bien au contraire, mais plutôt un peu intimidante avec son air tellement sûre d’elle, tellement à l’aise.Vint cependant le jour où nous nous sommes retrouvées, plus par hasard qu’autre chose, à discuter ensemble dans le métro. Il s’avérait qu’elle habitait tout près de chez moi, aussi sommes-nous descendues à la même station, où nous avons continué notre discussion, trop sur la même longueur d’onde que pour nous séparer si vite. Honnêtement, je n’ai pas la moindre idée du temps que nous avons passé là , debout près des sorties glaciales, à échanger nos avis sur un peu tout, mais arriva un moment où, notre conversation ne semblant pas arriver à sa fin, Isabelle me proposa :— Tu veux pas monter chez moi ? C’est juste à côté, et on sera mieux bien installées autour d’un café.Ne voyez surtout rien d’autre dans cette proposition que ce qui était annoncé ; même s’il avait dû se passer quoi que ce soit entre nous (ce qui n’a jamais été le cas, bien que l’une comme l’autre nous ayons été tentées), cela ne se serait pas fait de cette manière. Nous sommes montées et avons encore discuté pendant un bon moment avant que je finisse par me rendre compte qu’il était plus que temps pour moi de rentrer. Nous n’étions pas d’accord sur tout, ce qui de toute façon aurait été dommage, mais notre connivence s’est avérée d’une nature différente, qu’aujourd’hui encore je peine à définir. Disons que, même après tout ce temps, nous pouvons toujours passer avec plaisir des heures à discuter de choses et d’autres, et de choses souvent sérieuses, je tiens à le préciser pour ceux qui penseraient que nous parlons uniquement chiffons, musique, ou autres trivialités. Nous nous sommes donc séparées alors que le soleil se couchait sur le jour qui allait marquer, pour moi, le début d’un changement important dans ma vie, et nous avions déjà prévu de nous retrouver dès le lendemain. À partir de ce moment, je me mis à passer la plupart de mon temps en compagnie d’Isabelle.À passer tout ce temps avec elle, je me mis lentement à changer sous son influence, parfois consciemment, parfois non. Je devenais un peu plus sûre de moi, moins timide, moins renfermée. Je commençais à flirter lorsque nous sortions, ce qui, avec le manque d’estime et de confiance en moi dont je souffrais auparavant, aurait été impensable.En parallèle avec cette ouverture personnelle, je vivais aussi une ouverture d’horizon. Isabelle et moi en étions rapidement venues à devenir des amies intimes, et nous discutions ouvertement de tout. Or, elle ne s’était jamais cachée d’aimer les femmes aussi bien que les hommes. Bien sûr, ce n’était pas la première de mes amies à ne pas être insensible aux charmes de notre sexe. Mais, à la différence de mes autres connaissances bi ou lesbiennes, elle me parlait de ses expériences. Il ne s’agissait pas de descriptions crues, ou même un tant soit peu imagées, mais plutôt d’allusions à une sensualité que je ne connaissais absolument pas. Et ce que je devinais à travers ses mots, ces non-dits que mon imagination, bien qu’hésitante et inexpérimentée, tentait de combler, m’attiraient plus que je ne l’aurais pensé.Jusqu’alors je n’avais jamais envisagé la possibilité d’avoir une relation avec une autre femme. À vrai dire, jusqu’alors je n’avais pas énormément envisagé d’avoir de relations tout court. Non pas que j’aie eu un quelconque problème avec l’homosexualité, qu’elle concerne les autres ou moi-même, c’était juste une chose à laquelle je n’avais jamais réfléchi. Mais là l’idée commençait à s’imposer à moi, et en discutant avec Isabelle, alors qu’elle me questionnait sur mes propres (et maigres) expériences, je réalisais que j’avais déjà été attirée par des femmes auparavant, sans pour autant m’en rendre vraiment compte de façon consciente.Cet attrait pour des expériences nouvelles, qui allait de pair avec un développement de ma personnalité, m’intriguait au plus au point, et me semblait de plus en plus tentant. Mais je ne pouvais pas cependant m’empêcher de me poser des questions, de me demander s’il s’agissait bien là d’un penchant qui m’était propre, ou plutôt d’une volonté de suivre l’exemple de celle qui me servait de guide depuis quelques mois à présent, et que j’admirais beaucoup. Plus j’y réfléchissais, moins j’arrivais à me décider, et moins j’arrivais à me décider, moins je me sentais « autorisée » à éprouver les sentiments qui se développaient en moi, de peur qu’ils ne soient, en fin de compte, pas vraiment justifiés. J’avais peut-être plus confiance en moi, mais je restais toujours prédisposée à me poser des questions existentielles.Je n’en parlais pas à Isabelle. Je savais très bien qu’elle m’aurait dit de ne pas me prendre la tête avec ce genre de choses, et de tout simplement écouter mes sentiments. Et elle m’avait déjà donné son avis me concernant : elle me voyait très bien avoir des expériences lesbiennes, peut-être même sur du long terme, mais elle me voyait aussi définitivement finir ma vie plutôt avec un homme et fonder une famille. Cet avis, même s’il venait de la seule personne capable de lire en moi comme dans un livre ouvert, n’arrivait pas à me rassurer sur le bien-fondé de mes attirances nouvelles.Car ces attirances étaient là , je ne pouvais pas les nier. Une fille dans le métro, ses cheveux courts en bataille qui lui tombaient sur le visage n’arrivant pas à cacher ses traits à la fois fins et marqués, qui attiraient inexorablement mon regard… Une photo d’une amie vivant à l’autre bout du pays, et que je voyais comme pour la première fois, si belle… Et le souvenir de cette nuit où nous avions partagé le même lit, en toute innocence. Et les possibilités qui me venaient à l’esprit, ce qu’aurait pu devenir cette nuit. Je me demande souvent comment je vais réagir la prochaine fois que nous nous verrons…Puis vint Estelle. Comme pour Isabelle, notre rencontre se fit à l’université, mais nous restâmes assez distantes jusqu’à ce que nous ayons l’occasion de discuter, dans un bus cette fois (décidément, les transports en commun me réussissent). La ressemblance entre les deux jeunes femmes s’arrêtait cependant là , à l’exception de leurs regards noirs et perçants que j’ai toujours sentis tous deux capables de lire bien plus en moi que ce que je peux montrer. Si nous avions fini, Isabelle et moi, par rester dans une relation certes très forte, mais strictement amicale, Estelle me fit tout de suite de l’effet à un niveau bien différent. Elle fut parmi les premières de notre classe à devoir faire une présentation, dès le tout début de l’année (avec ma toute nouvelle confiance en moi, je reprenais ma licence avec plus de sérieux), avant que nous ne fassions vraiment connaissance. J’étais assise au deuxième rang, assez cachée pour ne pas me sentir trop gênée, mais assez proche pour bien la voir. Oubliant ce qu’elle racontait (qui était pourtant apparemment très intéressant), je ne pus m’empêcher de me plonger dans la contemplation de ces yeux rieurs, de ces longs cheveux, dont elle ramenait souvent vers l’arrière une mèche qui persistait à vouloir lui tomber dans le visage, de ces mains qui s’agitaient, virevoltaient, qui accompagnaient ses mots comme pour les pousser dans les airs, pour qu’ils s’envolent au loin.Je crois que ce sont ses mains qui déclenchèrent tout. C’est souvent le cas chez moi. Je les imaginais, se posant sur une table en bois près d’une tasse de café tandis que le silence s’installait entre nous et que les miennes venaient les effleurer, comme par instinct, sans que mes yeux ne se détachent des grands lacs d’encre dans lesquels ils avaient plongé. Je les imaginais s’affairant sur une serrure, puis une poignée de porte, alors que les miennes, plus pressantes, glissaient le long d’un dos, puis sur des hanches aux courbes gracieuses et que ma langue glissait d’une nuque au lobe d’une oreille. Je les imaginais se glissant lentement sous le tissu de mon jean dans une étreinte qui se prolongeait, alors que les miennes se glissaient sous un débardeur de couleur vive. Je les imaginais enfin, parcourant mon corps dans des caresses délicieuses, ou guidant les miennes, encore hésitantes, dans des endroits que j’explorais ensuite avec l’ardeur de la passion, avide de lui rendre les plaisirs nouveaux qu’elle me donnait. Jamais cours ne m’avait paru durer si peu de temps et, par la suite, la présence de la belle me rappela systématiquement ce moment et les rêveries qui l’avaient accompagné. Je me confiai à Isabelle, qui proposa de jouer les entremetteuses. Ce que je lui interdis bien sûr formellement. De toute façon, la chance n’allait pas tarder à jouer en ma faveur.Arriva donc ce jour où, le métro étant en panne, je dus prendre le bus. La ligne le remplaçant étant généralement bondée dans ce genre de situation, surtout en fin d’après-midi, je décidais de ruser, et de tenter un détour. Grand bien m’en prit puisque, une fois la foule ayant disparu de l’arrêt dans un véhicule qui tenait plus de la boîte à sardines que des transports en commun, je me retrouvais seule avec, ô miracle, la dame de mes pensées. Un silence, que je trouvai vite pesant, s’installa alors qu’elle continuait sa lecture, ne s’étant pas rendu compte de ma présence, et je m’efforçais de me donner contenance et d’éviter de la dévorer des yeux, de peur qu’elle ne tourne la tête et ne s’en rende compte. Ce n’est que lorsque le bus arriva enfin, après de longues minutes, qu’elle se rendit compte que j’étais là .— Oh, salut, je t’avais pas vue, désolée. Je savais pas que tu prenais ce bus.— Euh… ben, normalement je prends le métro, mais là je voulais pas monter dans ce truc plein à craquer qui est passé tout à l’heure, alors je fais un petit détour.Sur ces quelques mots sans prétention, la conversation était lancée, et elle se poursuivit durant tout le trajet. Assise à côté d’Estelle, je n’avais d’autre choix que de me tourner vers elle, mon genou effleurant sa cuisse, et de la regarder pour discuter, ce dont je profitais pleinement. Toute à notre discussion, elle en oublia son arrêt, et descendit donc avec moi, un peu plus loin. Je lui proposai de l’accompagner. Elle me proposa de prendre un café. Mon estomac se noua soudain, alors que les souvenirs de mes fantasmes me revenaient à l’esprit. Ne sachant quoi espérer, j’acceptai avec un grand sourire, croisant les doigts pour qu’elle ne voie pas la couleur que je sentais me monter aux joues.Les heures qui suivirent me montrèrent que mon imagination, aussi peu expérimentée qu’elle ait pu être, avait vu juste sur bien des points, mais aussi qu’il y avait certaines choses qu’il me fallait vivre pour pouvoir les mesurer pleinement. Les mois qui suivirent me montrèrent qu’Isabelle avait vu juste, et que mes craintes n’étaient pas justifiées : cette sensualité que mon amie avait éveillée en moi était bien la mienne. Comment avoir le moindre doute, avec la main d’Estelle serrant la mienne ?