Il faisait beau ce matin-lĂ sur Chidrac. Un clair soleil inondait le petit village auvergnat du bord de Couze, le fardant d’ocre, de vert tendre et de bleu vif. Les champs de la Limagne, alternant blĂ© et tournesols ondoyaient doucement sous la brise de juin, les merles chantaient Ă tue-tĂŞte, et les papillons, paons de jour et belles-dames s’en allaient butiner les iris bleus du jardinet de Roux.Justement, Gilbert Roux, soixante quinze ans et des brouettes, cheveux blancs en bataille encadrant un visage ridĂ© oĂą brillaient deux yeux gris d’agate, et affligĂ© de quelques rhumatismes, venait d’ouvrir les volets de sa chambre. Ému, il contemplait le ballet amoureux des colĂ©optères sur ses fleurs. Et il se souvenait de matins d’étĂ© pareils Ă celui-ci oĂą Geneviève sa femme, composait de larges bouquets qui parfumaient toute la maison. Un instant, il ferma les yeux pour mieux revoir la scène – croyant mĂŞme retrouver dans l’odeur douce des fleurs alanguies au soleil, le grand sourire heureux de sa dĂ©funte-, mais un coup de klaxon appuyĂ© le tira de sa rĂŞverie. Il sursauta, son expression se figea en grimace d’agacement et il ne put s’empĂŞcher de grommeler:— Miladiou de miladiou, je l’avais complètement oubliĂ© celui-lĂ Â !Et il referma la fenĂŞtre avec fracas, avant de descendre aussi vite que le permettaient ses vieilles jambes jusqu’au rez-de-chaussĂ©e, oĂą dĂ©jĂ une silhouette large et tout aussi burinĂ©e que la sienne l’attendait, martelant la vitre de l’entrĂ©e de petits coups secs et impatients.— VoilĂ , voilĂ , j’arrive, haleta Gilbert en dĂ©verrouillant sa porte.— Enfin ! OĂą Ă©tais-tu encore passĂ© Roux ? J’espère que tu n’as pas oubliĂ© notre rendez-vous chez le coiffeur ! Il est presque neuf heures. Tu as encore tes pantoufles alors que tu sais que tu mets un temps infini Ă lacer tes chaussures. Tu veux vraiment nous mettre en retard ou quoi ? Tu sais pourtant que je dĂ©teste ça !— Mais André…nous avons rendez-vous Ă la demie Ă Perrier. Lucie n’ouvre pas son salon avant le quart. Et puis de toute façon, je n’ai pas encore bu mon cafĂ©.— À cette heure ?AndrĂ© leva les yeux aux ciel, poussa un soupir d’exaspĂ©ration avant que d’ajouter:— Tu es vraiment impossible ! Si je n’étais pas lĂ pour te donner des repères, tu vivrais dans un chaos total ! Et ce n’est pas ta sainte femme qui m’aurait contredit !Gilbert rougit Ă l’évocation de la dĂ©funte et baissa le nez comme un mauvais Ă©lève pris en faute par son professeur.Depuis la communale, AndrĂ© avait toujours eu le dessus sur lui. D’un caractère emportĂ©, accentuĂ© par une brillante carrière de colonel dans l’armĂ©e de terre, un riche mariage, quelques citations et un goĂ»t certain pour les mondanitĂ©s, AndrĂ©, veuf lui aussi depuis cinq ans, aimait Ă jouer les garde-chiourme, comme s’il commandait un bataillon de jeunes recrues.Plus timide, ancien secrĂ©taire des Postes, moins instruit et figĂ© dans une soumission qu’il appelait bon sens et prudence, Gilbert se laissait gouverner sans trop de protestations, et mĂŞme, se reprochait souvent de ne pas ressembler Ă son vieux camarade. AndrĂ© Ă©tait le seul ami qui pouvait partager sa solitude et la comprendre. Le seul qu’il avait conservĂ© depuis plus de soixante ans.— Je te fais un petit cafĂ©, proposa Gilbert en guise d’excuse.— Non. J’ai bu le mien Ă sept heures et je ne veux pas m’échauffer un peu plus la bile. DĂ©jĂ que nous frĂ´lons la catastrophe…— La catastrophe ?Roux, tout en actionnant le percolateur, fixa AndrĂ© d’un air surpris. Il savait son ami adepte de l’exagĂ©ration mais tout de mĂŞme, de lĂ Ă dĂ©peindre la situation comme catastrophique…— Tu ne sais donc pas qu’ils sont revenus ?— Qui donc ?— Mais les gitans bien sĂ»r ! Qui veux-tu d’autre ? Le maire de Meihlaud leur a mĂŞme permis d’occuper le terrain de foot près de ton verger. SĂ»r qu’ils vont encore faire du dĂ©gât chez nous. Et avec la bĂ©nĂ©diction de la communautĂ© de communes en plus !— Que veux-tu, ces gens-lĂ ont des gosses, bien utiles pour Ă©viter que notre Ă©cole ne ferme…— Et alors ? Il ne pouvait pas leur trouver un autre terrain moins proche de Chidrac ? S’il veut garder des gitans, il n’a qu’à les hĂ©berger au camping Pavin. Pas les installer quasiment sous nos fenĂŞtres.— N’exagère pas, ils sont de l’autre cĂ´tĂ© de la route et plus proches de la Couze que de chez nous.— Enfin… ce que j’en dis, c’est pour notre tranquillitĂ© et pour ton verger. Ils vont encore te casser des branches, souiller la cabane et te voler des outils. Encore heureux que sur mes conseils, tu n’as pas laissĂ© la tondeuse lĂ -bas, sinon…— J’irai voir avec toi en revenant du coiffeur. Et si je constate du vilain, j’avertirai Pradier pour qu’il les change de secteur. La dernière fois, ça n’a pas traĂ®nĂ©.— On voit le rĂ©sultat ! A peine deux mois de rĂ©pit et ils sont de retour pour narguer leur monde. Non, si tu veux bien, je prĂ©fère contacter Veillard, le sous-prĂ©fet. Au moins lui, il fera les choses comme il faut !— Soit. Mais si vraiment c’est nĂ©cessaire…Gilbert avala son cafĂ© et se dirigea dans l’entrĂ©e. Avisa la paire de clarks qu’il affectionnait mais se dĂ©cida pour des mocassins, plus simples et sans lacets. AndrĂ© serait content car il aurait ainsi gagnĂ© au moins cinq minutes. Il sourit, vĂ©rifia le gaz, ferma la maison et s’engouffra dans la voiture garĂ©e devant le portail. Dix minutes plus tard, les deux amis franchissaient le seuil du salon de coiffure pour leur coupe mensuelle.Au retour, après avoir rĂ©cupĂ©rĂ© le pain aux noix et deux boulangots chez Maryline (AndrĂ© dĂ©testait les baguettes industrielles de l’épicerie-cafĂ© de Chidrac et prenait son pain Ă Perrier), les deux hommes passèrent au verger de Roux qui bordait la dĂ©partementale. C’était un terrain long, plantĂ© de trois pommiers, d’un noyer et de deux superbes cerisiers burlats avec au bout, une petite cabane en tĂ´le ondulĂ©e oĂą Gilbert entassait râteau, pioche, cisailles, engrais, paillage et traitements insecticides.Les gitans avaient plantĂ© leur camp Ă quelques mètres et les caravanes touchaient presque le verger.Une aubaine pour la marmaille dont deux des plus intrĂ©pides bambins, avaient escaladĂ© un cerisier et Ă califourchon sur les branches les plus solides, se gavaient des fruits mĂ»rs, crachant les noyaux sur leurs camarades, cependant qu’une femme rondelette, la jolie cinquantaine, tee-shirt d’un blanc douteux, large jupon jaune et de longs cheveux noirs descendant jusqu’aux reins, les contemplait en riant Ă perdre le souffle.SuffoquĂ© de fureur, AndrĂ© freina brutalement et se gara en bordure de route, sans mĂŞme prendre garde Ă la circulation, heureusement fluide en ce mercredi. Et attrapant un pistolet Ă grenailles qu’il conservait toujours dans la boĂ®te Ă gants, il fonça, imitĂ© par Gilbert, sur le lieu du dĂ©sastre.Les gamins perchĂ©s dans l’arbre, regardaient malicieusement les deux vieux s’avancer, sans interrompre leur cueillette. Mais les autres enfants sentant la menace arriver, tels une volĂ©e de moineaux s’étaient rĂ©fugiĂ©s derrière le jupon jaune et attendaient mi-effrayĂ©s, mi-rieurs, la suite des Ă©vènements.La femme s’avança, l’air enjouĂ©, les mains sur les hanches vers AndrĂ© et Gilbert et s’écria effrontĂ©ment:— Bonjour messieurs ! La marĂ©chaussĂ©e est-elle en grève qu’on vous envoie sitĂ´t notre installation achevĂ©e, jouer les redresseurs de tort ?— C’est une propriĂ©tĂ© privĂ©e ici, pas une extension du terrain de foot. Alors dĂ©campez ! clama Gilbert excĂ©dĂ© par tant d’audace.La colère le submergeait et il en bĂ©gayait presque. Il n’aurait su dire Ă l’instant, si c’était la situation, la prĂ©sence des gamins qui le singeaient, se moquaient de lui ou bien l’impertinence de cette gitane qui l’irritait le plus. Peut-ĂŞtre cette femme car comment pouvait-elle les aborder avec une telle lĂ©gèretĂ© alors qu’elle avait sans doute organisĂ© la dĂ©vastation de son domaine ! Rien que son jupon safran, son tee-shirt sale et ses cheveux dĂ©nouĂ©s Ă son âge Ă©taient d’une excentricitĂ©Â ! Et qui plus est, elle avait trouvĂ© le moyen de se faire avec SES cerises, des boucles d’oreilles encore plus ridicules que le reste.— Une vraie gamine sur le retour ! pensa-t-il. Quelle honte et quel triste exemple pour ces enfants !Mais si survoltĂ© qu’il Ă©tait, Roux n’osait soutenir le regard noir de la gitane et mĂŞme fâchĂ©, rougissait comme un collĂ©gien. Il y avait longtemps qu’une femme encore jeune, sĂ©duisante, hors de son cercle de connaissances, ne lui avait adressĂ© la parole aussi dĂ©libĂ©rĂ©ment et il en Ă©tait dĂ©stabilisĂ©.Voyant le trouble de son ami, et sentant que la situation leur Ă©chappait, AndrĂ© crut bon d’intervenir.— Vous entendez mon ami ? dit-il en brandissant son pistolet l’air menaçant. DĂ©campez de son verger, sinon je tire !— Vous n’oseriez pas sur des gosses, s’insurgea la femme en se dressant devant les enfants comme un bouclier protecteur. Et d’abord c’est moi qui en ai eu l’idĂ©e et je suis prĂŞte Ă en assumer toutes les consĂ©quences. Toutes ces belles cerises sans personne pour les manger, c’était vraiment du gâchis ! Alors autant que quelqu’un en profite non ? Et de toute manière, il en reste suffisamment pour des conserves et des tartes. Je suis prĂŞte Ă venir chez vous gratuitement pour vous dĂ©dommager du dĂ©rangement et effectuer ces quelques tâches.Qu’en dites-vous ? Je peux arriver après le dĂ©jeuner si vous m’indiquez votre adresse et que les enfants m’aident Ă la cueillette, dit elle en s’adressant Ă Roux.Et lui tendant la main, elle ajouta aussitĂ´t:— Je m’appelle Ethel. Ethel Simoni.— Mais c’est un prĂ©nom juif ! lança AndrĂ© avec une expression soupçonneuse, coupant Gilbert qui s’apprĂŞtait Ă rĂ©pondre.La femme, nullement dĂ©contenancĂ©e, se mit Ă rire.— Oui pourquoi ? Ça vous choque ? Selon vous, si on est dĂ©jĂ gitan, on ne peut pas ĂŞtre juif ? C’est incompatible ? Il faut croire que non puisque je suis devant vous !Maintenant si cela aggrave mon cas dans votre esprit, vous ĂŞtes tout Ă fait libre d’appeler sur le champ le prĂ©fet pour me faire enfermer pour… vol de cerises avec prĂ©mĂ©ditation.Ça vous rappellera sans doute de bons souvenirs n’est-ce pas, lança Ethel d’un ton ironique.AndrĂ© serra les poings.L’insinuation en forme d’ insulte sonnait Ă ses oreilles comme une gifle magistrale.Rouge de fureur, il glapit:— Madame, je crois que vous n’aurez pas longtemps Ă nous supporter.Je vous donne quatre jours sur ce terrain avant qu’on vous change de domicile pour des cieux plus riants. Le temps de rassembler vos affaires et vos amis, vous n’aurez plus Ă supporter des voisins que vous taxez sournoisement d’antisĂ©mites.Viens Roux ! Nous n’avons plus rien Ă faire ici.Et sans attendre de rĂ©ponse, il tourna les talons, entraĂ®nant Gilbert avec lui.Ce dernier, plus que gĂŞnĂ© par la tournure des Ă©vènements, voulut jeter un regard Ă la femme, histoire de dĂ©samorcer la menace dont l’avait gratifiĂ© AndrĂ©. Mais elle avait elle aussi tournĂ© les talons, entraĂ®nant les petits vers le camp, tandis que les voleurs de cerises leur crachaient une sĂ©rie de noyaux avec un mĂ©pris non dissimulĂ©. Roux crut mĂŞme entendre un des gamins lui jeter un sort. Mais il prĂ©fĂ©ra ne pas prĂŞter attention Ă ces vauriens.Sa tĂŞte bourdonnait…il ne pouvait pas laisser AndrĂ© repartir seul, mĂŞme s’il rĂ©alisait que son ami avait eu grand tort de s’en prendre Ă cette femme. D’autant plus que la gitane proposait un arrangement somme toutes, acceptable.Roux fixa AndrĂ© tandis qu’ils remontaient en voiture. Son ami lui rendit son regard, mais celui-lĂ chargĂ© de haine.— DĂ©cidĂ©ment, je peux me faire insulter sans que tu rĂ©agisses ! C’est incroyable !— Mais André…je ne pouvais pas…tu as…— Ne me dis pas que tu vas la dĂ©fendre hein ?— Mais elle allait tout arranger…— Mon pauvre, cesse de faire le naĂŻf, elle a juste voulu t’attendrir ! Et toi tu t’es laissĂ© faire !Tu n’as pas compris qu’elle se fichait de toi comme de moi ?— Je n’ai pas compris ça.AndrĂ© grimaça.— Et dire que je pensais que nous Ă©tions amis…Mais j’aurais dĂ» m’en douter. Tu as toujours prĂ©fĂ©rĂ© te taire dès qu’il y a problème et surtout quand il s’agit d’une femme.Et lui jetant un regard noir, le rictus mauvais au coin des lèvres que Roux dĂ©testait, il s’enferma dans un silence Ă©pais, signe qu’il avait Ă©tĂ© gravement offensĂ©. Et il semblait si concentrĂ© dans sa conduite automobile que le silence dura jusqu’à la maison de Roux.— Je te vois demain ? risqua Gilbert d’une voix mal assurĂ©e, en sortant du vĂ©hicule.— Je ne pense pas non ! rĂ©pondit le colonel sèchement. Avec cette affaire, je ne vais pas avoir beaucoup de temps pour les bavardages futiles. Au prix oĂą tu brades notre amitiĂ©Â !— Ne me dis pas que tu vas…André…c’est ridicule !— Je ne crois pas ! Et puis je suis sĂ»r que tu te feras un plaisir de jouer les preux chevaliers pour la dĂ©fendre elle et ses sales gosses. Allez ciao !Et sans le regarder, il redĂ©marra en trombe, laissant Roux dĂ©concertĂ© et accablĂ©.Cette nuit-lĂ , Gilbert eut beaucoup de mal Ă trouver le sommeil, malgrĂ© le petit verre de whisky qu’il avait avalĂ© d’un trait Ă son coucher pour se remonter le moral. Il se tournait et se retournait dans son lit repassant l’éprouvante scène du matin…Quelque chose s’était cassĂ© dans cette amitiĂ© de plus de soixante-cinq ans. Il ne savait pas quoi. Juste que c’était douloureux, insupportable et qu’il allait ĂŞtre encore plus seul que jamais auparavant. Tout ça Ă cause d’un vol de cerises et d’une femme. C’en Ă©tait presque puĂ©ril ! Lorsque enfin il rĂ©ussit Ă s’endormir, il rĂŞva de la gitane, de son large jupon safran tournoyant autour d’elle, de son rire, de ses cheveux bruns et bouclĂ©s qui lui caressaient les reins et de son regard, malicieux et tendre…Lorsqu’il ouvrit les yeux, il Ă©tait presque huit heures et il se souvint tout de suite de l’épisode de la veille, de cette ridicule dispute. La nausĂ©e lui vint, l’impression d’un immense gâchis fit perler deux larmes Ă ses paupières plissĂ©es. Avec un gros soupir, il s’assit, enfila ses pantoufles et passa une main noueuse sur son visage burinĂ©.Il se sentait vieux, inutile, Ă©puisĂ©, dĂ©couragĂ© Ă l’idĂ©e d’une journĂ©e solitaire. Si AndrĂ© l’agaçait souvent, il lui manquait tellement aujourd’hui. Mais pourquoi fallait-il qu’il fasse toujours sa tĂŞte de mule ?— Roux, mon vieux…il ne faut pas que tu te laisses aller. Ça n’est pas une maudite gitane qui va briser ta vie et la seule amitiĂ© qui te reste ici.Et après une bonne douche, il entama une sĂ©ance de mĂ©nage Ă fond tel que le faisait Geneviève son Ă©pouse. Elle rĂ©pĂ©tait toujours:— Quand j’ai un souci, ça me calme, m’empĂŞche de penser.Et effectivement, cette recommandation semblait marcher. Ă€ midi, il avait faim et mangea de bon appĂ©tit. Il allait s’assoupir vers deux heures dans son canapĂ©, lorsque la sonnette de l’entrĂ©e rĂ©sonna avec insistance.Croyant au retour d’AndrĂ© et Ă une rĂ©conciliation, il se hâta d’aller ouvrir. Mais quelle ne fut pas sa stupĂ©faction de voir la gitane de la veille avec un immense panier couvert d’un linge, lui souriant sur le perron.— Bonjour, il fait beau…dit-elle.— Je…je n’ai besoin de rien vous savez…commença Roux.— Je sais mais…je vous avais promis une tarte aux cerises alors je l’ai amenĂ©e avec moi, histoire de faire la paix. Je…je suis…dĂ©solĂ©e. Je ne voulais pas ĂŞtre blessante mais votre ami a Ă©tĂ© si…— Agressif et …totalement inexcusable. Jamais il ne se comporte ainsi d’habitude. Je ne sais pas ce qui lui a pris…Ethel sourit:— Peut-ĂŞtre qu’il vous aime beaucoup et qu’il a peur de vous perdre ? Vous ĂŞtes son ami et il a besoin de vous protĂ©ger pour se sentir exister. Il joue les gros durs par-devant mais en fait il a terriblement peur qu’il vous arrive malheur. J’ai tout de suite remarquĂ© qu’il prenait les devants, comme un grand frère…Pourtant c’était votre verger non ?Roux parut touchĂ© de cette remarque. Il acquiesça et lui tendit la main:— Oui…c’est vrai qu’AndrĂ© est assez directif. C’est un ancien militaire vous savez…et je crois qu’il avait surtout peur que vous saccagiez le verger. Nous l’avons plantĂ© ensemble il y a plus de trente cinq ans et nous y avons passĂ© beaucoup de temps… Moi c’est Gilbert, mais mes amis m’appellent Roux.La gitane prit la main du vieil homme et la serra affectueusement avant de lui rĂ©pondre:— Je le sais depuis hier soir. J’ai parlĂ© de l’incident au maire de Meihlaud et il m’a donnĂ© votre nom et votre adresse. Il m’a dit aussi que vous Ă©tiez quelqu’un de bien. Et me voilà …Une part de tarte ça vous dit ?— D’accord. Alors je vous offre un petit cafĂ©Â ?— Ce sera parfait.Il escorta Ethel jusqu’à la cuisine, s’empara de son panier, prĂ©para le cafĂ©, dĂ©coupa la tarte et sortit la vaisselle des dimanches.Elle s’installa en face de lui, sourit en voyant qu’il avait sorti les petites cuillers en argent, les assiettes et les tasses Ă fleurs et attendit un peu inquiète qu’il entame sa part de dessert.— Alors ?— DĂ©licieuse ! Je demande votre recette !— SĂ©rieusement ?— Oui, je vous assure. Ça fait presque cinq ans que je n’avais pas mangĂ© de pâtisserie maison. J’achète quelques gâteaux Ă la boulangerie de Perrier mais je ne fais plus de dessert moi-mĂŞme depuis que ma femme est dĂ©cĂ©dĂ©e. Quand on vit seul…— Mais alors, enfin si ce n’est pas indiscret, vous en faites quoi ordinairement de vos cerises ?— Je demande Ă ma voisine de les cueillir et d’en faire des confitures ou des conserves. Nous les vendons chaque annĂ©e durant la fĂŞte du village. Ça permet d’organiser quelques sorties culturelles pour le club du troisième âge ou de financer un repas du comitĂ© des fĂŞtes.— Je vois…Voyant son air embarrassĂ©, Roux s’empressa de rĂ©pondre, avec un grand sourire:— Mais que ça ne vous culpabilise pas, je suis très content de cette tarte ! Vous devriez en fabriquer Ă toutes sortes de fruits et les vendre sur les marchĂ©s. Je suis persuadĂ© que ça partirait comme des petits pains.Ethel sourit. C’était vraiment un monsieur charmant. Et affable comme le sont les hommes du monde. Elle regardait les mains noueuses de Roux sur sa tasse de cafĂ©, ses yeux gris qui pĂ©tillaient de contentement et de gentillesse, la chemise Ă carreaux bleus entrouverte sur un cou usĂ© d’oĂą Ă©mergeaient quelques poils blancs, et se sentit Ă©mue. Il n’était pas du tout le vieux barbon qu’elle aurait pu imaginer la veille. Et pour un peu elle l’aurait presque trouvĂ© sĂ©duisant.Elle aimait son sourire, la tendresse et la franchise qui en Ă©manaient, mais aussi un je ne sais quoi qu’elle n’arrivait pas Ă dĂ©finir et qui, par delĂ l’épisode de la veille, l’avait poussĂ©e, malgrĂ© le sentiment de vexation et d’humiliation qu’elle avait ressenti, Ă lui rendre visite.Roux de son cĂ´tĂ©, dĂ©taillait son interlocutrice avec curiositĂ©. Hier, emportĂ© par la colère, il n’avait gardĂ© d’elle qu’une image floue hormis son large jupon jaune et ses longs cheveux noirs. InstallĂ©e face lui, Ă prĂ©sent, il pouvait la contempler Ă son aise.Elle Ă©tait habillĂ©e comme la veille mais avait pris soin de mettre, Ă la place du tee-shirt sale, un chemisier noir qui la faisait ressembler Ă une fleur de tournesol. Elle avait de grands yeux bruns, rassemblĂ© ses longs cheveux en un chignon Ă©pais, suspendu Ă ses oreilles de jolies dormeuses or et turquoise, et lorsqu’elle souriait, deux fossettes se creusaient dans sa joue. C’était une jolie femme, avec les rondeurs de la cinquantaine et un visage Ă©tonnamment juvĂ©nile.Le genre qu’il aurait volontiers courtisĂ© il y a vingt ou trente ans…Il rougit un peu Ă cette idĂ©e, totalement hors de propos vu son âge, et termina rapidement son cafĂ©.— Je…vous aimeriez voir mon jardin ? proposa-t-il pour la retenir près de lui.— Pourquoi pas ?Un peu plus tard, Ethel proposa une promenade sur le chemin des grottes qui sillonnait la campagne Ă travers champs. Roux accepta. Il Ă©tait heureux. Le chagrin et la solitude s’étaient comme envolĂ©s dans le ciel bleu. Et il rĂ©alisait d’autant plus combien une prĂ©sence fĂ©minine lui avait manquĂ©.Ethel, comme son jupon jaune, mettait de la couleur et de l’éclat, partout oĂą elle passait. Elle Ă©tait gaie, riait Ă tous propos, savait Ă©couter mais aussi comprendre un tas de choses. Et Roux se dĂ©tendait. Il ne pensait mĂŞme plus Ă sa dispute avec AndrĂ©. Tout Ă©tait devenu si facile…Elle avait passĂ© son bras sous le sien presque instinctivement puis un peu plus loin, après quelques confidences mutuelles, entremĂŞlĂ© ses doigts Ă ses doigts. Et ce geste tout simple d’intimitĂ©, le rendait Ă l’état d’homme, de protecteur et de confident. Elle lui parlait de son enfance, de ses longues pĂ©rĂ©grinations Ă travers la France, le pèlerinage aux Saintes Maries quand toutes les caravanes se retrouvaient et qu’elle regardait le soleil avec ses amis descendre sur la plage. Elle racontait si bien que Roux croyait sentir le vent de la mer dans ses cheveux et dans ses oreilles le bruit des vagues.Les tournesols, de part et d’autres du chemin oĂą ils marchaient, semblaient une allĂ©e de serviteurs Ă©coutant leur reine avec attention et respect. Le moment Ă©tait magique. Et Roux se laissait aller Ă la rĂŞverie si douce des amoureux…C’était la première fois depuis la mort de Geneviève que son vieux cĹ“ur tressaillait ainsi pour une inconnue. Et il en Ă©prouvait Ă©motion, trouble et gratitude. Ethel avait en une après-midi, balayĂ© cinq annĂ©es de jours gris, de solitude et lui avait redonnĂ© une lĂ©gitimitĂ© perdue. C’était presque irrĂ©el tellement c’était doux, fort, puissant. Un peu comme lorsqu’il s’amusait Ă fixer longtemps la mosaĂŻque noire et blanche du clocher de Perrier ou le regard du cupidon de pierre qu’il aimait tant, et qui ornait le balcon ouvragĂ© d’une demeure bourgeoise de la grand-rue.Il regarda sa compagne avec adoration. Ah, s’il avait eu vingt ans de moins…Alors pour cacher la petite larme de regret qui n’aurait pas manquĂ© de couler, il alla couper un beau tournesol qu’il lui offrit en lui disant:— Je trouve qu’il vous ressemble, Ethel.Elle avait rougi sous le compliment avant de planter, aussi Ă©mue que lui, deux baisers sonores sur les joues du vieil homme.Il Ă©tait presque huit heures quand la gitane prit congĂ©.Elle aussi se sentait bien avec Roux. Pour une fois, elle n’était pas jugĂ©e nĂ©gativement par un gadjo mais aimĂ©e pour elle-mĂŞme, sans prĂ©jugĂ©s. Et ça n’était pas arrivĂ© depuis si longtemps…Elle n’eut aucune difficultĂ© Ă lui promettre de revenir pour un pique-nique le lendemain.Elle Ă©tait si heureuse…Passèrent ainsi deux jours. Des jours de bonheur et de complicitĂ© Ă deux. OĂą les secondes, les minutes sont autant de trĂ©sors que toute une vie. OĂą les cĹ“urs font toc toc dès qu’ils s’aperçoivent, oĂą les regards disent plus long que tous les discours, oĂą chaque moment a la couleur du soleil.L’après-midi du troisième jour, alors qu’ils Ă©taient confortablement assis l’un près de l’autre sur le canapĂ© du salon, Ă regarder un album photos, le carillon de l’entrĂ©e retentit.— Qui diable peut bien sonner Ă cette heure ?— Peut-ĂŞtre un voisin en dĂ©tresse ?En fait de voisin, c’était une voisine, Mme Bertin, secrĂ©taire de mairie Ă Chidrac. Et elle n’était pas en dĂ©tresse.Un peu gĂŞnĂ©e, elle lui tendit simplement un curieux papier Ă en-tĂŞte de la sous-prĂ©fecture d’Issoire. C’était une ordonnance d’expulsion du camp des gitans. Effective le lendemain Ă huit heures pour trouble Ă l’ordre public et vol aggravĂ© sur le terrain de la commune. Le cĹ“ur faillit manquer Ă Roux Ă cette lecture. Blanc comme un linge, il demanda le pourquoi d’une telle dĂ©cision.— Votre ami Mr Lambert a contactĂ© Mr Veillard après ce qui s’est passĂ© dans votre propriĂ©tĂ©. Aussi, le conseil municipal, Mr Pradier en tĂŞte, a dĂ©cidĂ© de rĂ©agir. D’autant plus qu’il y a eu quelques dĂ©gâts aussi chez Mlle Dupuy.— Et Mr le Maire est vraiment sĂ»r que se sont les gitans qui en sont Ă l’origine ?— AssurĂ©ment. Mlle Dupuy les a pris en flagrant dĂ©lit dans son jardin, en train de voler des framboises. Des gosses Ă©videmment, mais tout de mĂŞme…Dieu merci, demain ils ne seront plus lĂ . La vie du village pourra enfin reprendre son cours normal !Son cours normal ? Mais il ne voulait plus de cet ennui grisâtre que les gens d’ici appelaient tranquillité…Il en avait assez de ce repli sur soi bien-pensant, donneur de leçons et dĂ©lateur. Ce n’était pas ça la vie ! La vie c’était l’imprĂ©vu, le partage, tout ce qui donne de la couleur, qui met l’hiver en Ă©tĂ©, qui empĂŞche de vieillir ! La vie c’est une femme tournesol qui vous met les sens en rĂ©volution et le cĹ“ur avec, c’est le dĂ©passement des prĂ©jugĂ©s, c’est un regard par delĂ les habitudes, c’est accepter l’inconnu qui fait si bien les choses…Il s’apprĂŞtait Ă dire tout cela Ă Mme Bertin mais il n’en eut pas le temps. La porte du salon donnant sur le jardin, claqua derrière lui avec fracas.Ethel avait tout entendu et s’était enfuie, brisĂ©e de chagrin…Bien que bouleversĂ©, Roux rĂ©ussit Ă garder son calme, invoqua un courant d’air et reconduisit Mme Bertin au portail.Il devait joindre AndrĂ© le plus vite possible.— AllĂ´Â ?— Miladiou AndrĂ© Lambert, comment tu as pu faire ça ?— C’est toi, Roux ? Évidemment, c’est bien de toi de m’agresser de cette façon ! Il faut que tu brailles après la bataille alors que tu n’étais mĂŞme pas capable de rabattre son caquet Ă cette mĂ©gère il y a quelques jours. Ă€ croire que tu prĂ©fères l’humiliation publique. Eh bien pas moi, figure-toi ! J’en ai marre de devoir me sentir coupable vis Ă vis de ces vauriens ! Les lois sont faites pour tout le monde et s’ils ne les respectent pas, c’est l’expulsion.— MĂŞme quand il y avait possibilitĂ© d’arrangement Ă l’amiable ? Ethel l’avait proposĂ© mais tu as prĂ©fĂ©rĂ© lui faire une remarque dĂ©sobligeante sur ses origines. Ça t’aurait tellement coĂ»tĂ© de te comporter avec respect vis Ă vis d’elle…Je suis Ă©cĹ“urĂ© de ton attitude. En soixante cinq ans d’amitiĂ©, jamais tu n’avais Ă©tĂ© capable d’autant de bassesse.Un ricanement lourd de sens.— Ethel ? Alors c’est vrai ce que m’a dit le maire, elle t’a embobinĂ© hein ? Mon pauvre Gilbert, tu es vraiment pitoyable avec cette gitane. Tu crois vraiment qu’elle s’intĂ©resse Ă toi ? Mais tu dĂ©railles complètement mon bon !— Et toi, tu dois vraiment avoir le cĹ“ur pourri pour chasser des familles sans le sou, au prĂ©texte qu’une femme a blessĂ© ton orgueil ! Femme qui d’ailleurs ne t’en tient pas rancune et qui a mĂŞme excusĂ© ton comportement…— Encore heureux, c’est elle qui Ă©tait en tort. Je n’ai pas envie de me justifier de mes actes, Roux. Je les assume, je les vis sans culpabiliser depuis longtemps. Et tu devrais bien en faire autant.— Peut-ĂŞtre que tu assumes mais tu deviens de plus en plus aigri et repliĂ© sur toi. Tu refuses de voir les gens autrement que sous l’angle de tes prĂ©jugĂ©s, sans jamais leur laisser une chance…Et tu vois, c’est ça que j’aime pas chez toi ! Depuis cinq ans que nos femmes nous ont quittĂ©, on vit comme des ours avec nos petites habitudes, nos petites manies, nos petits soucis, nos vieux souvenirs…Ça te suffit peut-ĂŞtre mais moi, je me rends compte que j’en peux plus ! Parce que j’ai pas envie d’attendre la mort comme ça, parce que j’ai envie de vivre large. Pas Ă l’économie ! J’ai envie de voir du monde, des choses nouvelles, de partager des moments intenses, de rire, de pleurer…LĂ , Roux se surprend lui-mĂŞme. D’habitude il peine Ă exprimer ce qu’il ressent et cette Ă©loquence qui lui ressemble si peu fait rire AndrĂ©.— T’es amoureux d’elle hein ? Parce que jamais tu ne m’as dit autant de saloperies en une seule tirade. Miladiou Gilbert mais qu’est-ce que tu peux espĂ©rer vivre avec une fille de vingt ans de moins que toi ? Elle s’en fout de tes sentiments. Tu n’as pas compris que tu te montes la tĂŞte tout seul ? Elle a certainement un gitan bien jaloux qui te crèverait la panse et te cracherait Ă la gueule s’il savait…Et puis tu crois vraiment qu’une femme comme ça puisse s’attacher sĂ©rieusement ? Autrement que pour hĂ©riter du pigeon et se faire dorer la pilule au soleil avec le magot ?— Tais-toi tu me dĂ©goĂ»tes ! Tu ne sais pas de quoi tu parles ! En plus tu es jaloux !— Pfffff…qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! Jaloux d’une gitane…— Oui parfaitement, jaloux de cette femme et d’un bonheur possible pour moi avec elle, parce que tu as peur que je te laisse tomber. Alors tu prĂ©fères l’éloigner. Comme ça tu me gardes et tu lui fais bien comprendre qu’elle n’est pas digne de moi. Tu la renvoies Ă sa caravane et son errance, Ă la mauvaise rĂ©putation que chacun peut avoir de sa famille…— C’est elle qui t’a mis ça dans le crâne, j’en suis sĂ»r.— Parce que tu crois que je ne suis pas assez intelligent pour comprendre ce qui te pousse Ă agir ? ArrĂŞte de me prendre pour un idiot, AndrĂ©. J’ai passĂ© l’âge !— Tu veux rire ?…On te croirait retombĂ© en adolescence, Ă l’âge des premiers flirts…Punaise, Roux, tu te rends compte de ce qui te sĂ©pare d’elle ? Elle ne sera jamais Ă toi ! JAMAIS ! Elle te fait juste les yeux doux pour que tu lui files ton pognon !— Si c’était une femme comme ça, il y a longtemps que je lui aurais claquĂ© ma porte au nez. Mais elle est loin d’être comme tu dis. Très loin…C’est pour ça que je trouve abominable cette dĂ©lation que tu as faite contre elle ! C’est piĂ©tiner tout ce qu’elle est, tout y compris ce qu’elle peut Ă©prouver pour moi…Et piĂ©tiner mes sentiments Ă©galement. Sans aucun remords ou regret. Une vraie de vraie de bon dieu de saloperie !— Tu t’en remettras, va ! Je te donne pas quinze jours pour approuver ma dĂ©cision.— Ça c’est ce que tu crois…Allez salut ! J’ai pas envie de perdre mon temps plus longtemps en parlote. Tu prĂ©fères jouer au vieux con bornĂ©, expulser les gitans, Ă ton aise ! Je prĂ©fère me passer de ta voiture et aller en ville avec les Saget. Eux au moins, ils sont un peu plus ouverts d’esprit et de cĹ“ur !Et il raccrocha. Il Ă©tait furieux. Il tĂ©lĂ©phona ensuite Ă Pradier, mais ce dernier Ă©tait absent. Fayard, le maire de Meihlaud qu’il contacta juste après, Ă©tait aussi dĂ©solĂ© que lui. Il n’avait rien pu empĂŞcher, les vols ayant Ă©tĂ© perpĂ©trĂ©s sur des terrains hors de sa commune. Et puis l’ordre Ă©manait de la sous-prĂ©fecture et signĂ©e par Veillard et Pradier. Seul contre eux il ne faisait pas le poids.— Et si nous faisions une manifestation avant l’expulsion ? SuggĂ©ra Roux.— Cher Gilbert, une manif ne s’improvise pas comme ça. Et je ne suis pas sĂ»r de pouvoir mobiliser les gens de Meilhaud pour les gitans. La plupart les tolèrent mais jamais ne voudraient avoir affaire Ă eux…— Et St Vincent, et Lavelle ? Et Perrier ? Et Champeix ? Ils pourraient nous rejoindre non ? Le curĂ© n’arrĂŞte pas de citer notre solidaritĂ© auvergnate en exemple. C’est le moment ou jamais de la faire fonctionner.— Si encore c’était pour une manifestation contre le gouvernement je dis pas mais là …j’ai bien peur que mis Ă part une poignĂ©e de citoyens altruistes, les gens se fichent bien de nos hĂ´tes des bords de Couze…— Alors il n’y a rien Ă faire ?— Si. Venez demain matin avant l’arrivĂ©e des flics…Vers six heures trente. Au moins pour la saluer une dernière fois. Je suis sĂ»re qu’elle en sera touchĂ©e. C’est quelqu’un de bien !— Merci Alain ! Vous au moins, vous ne vous moquez pas de moi !— Il y a quelques annĂ©es, je suis tombĂ© follement amoureux… Alors je comprends…— Et qu’est devenue cette dame ?— La jeune femme avait l’âge de ma fille et un compagnon de son âge…J’ai pas voulu tout bousculer dans sa vie pour qu’elle me quitte dix ans après…A soixante ans, j’aurais pas supportĂ© ça. DĂ©jĂ mon divorce a Ă©tĂ© difficile. Pas vraiment envie de revivre ça !— Et vous n’avez jamais regrettĂ©Â ?— Si…tous les jours ! Et encore aujourd’hui. Alors ne faites pas comme moi ! Foncez !Roux a souri en raccrochant le combinĂ©. Il n’a plus l’âge de courir après une dame mais il ira la retrouver tout Ă l’heure, c’est sĂ»r. Il peut pas la laisser partir comme ça. Non…On ne laisse pas partir le soleil. Surtout quand on a une tendance aux rhumatismes !Après dĂ®ner, il prend sa canne, sa veste de laine bleue tricotĂ©e par Geneviève et un disque, une compilation de Brassens. Un truc qu’il Ă©coute rĂ©gulièrement et qui parle d’orage, de mauvaise rĂ©putation et d’auvergnat…comme lui…Parce qu’il voudrait que malgrĂ© la dĂ©marche d’AndrĂ©, du maire de Chidrac et du sous-prĂ©fet, Ethel ne parte pas fâchĂ©e. Il arrive près du camp alors que le soleil descend peu Ă peu derrière la montagne. Il entend le bruit des casseroles, les cris des enfants et aperçoit au fond les hommes qui fument en cercle autour d’un grand feu. Sans doute ont-ils reçu comme lui, la notification d’expulsion pour le lendemain et ils discutent de l’organisation…Il descend le chemin qui borde la dĂ©partementale. C’est un passage dangereux. Presque un non-retour puisqu’il sait que s’il ne marche pas assez vite, une voiture pourrait facilement le faucher. Mais le risque en vaut la chandelle…Ethel est lĂ -bas et il doit lui parler, remettre des couleurs, de l’espoir dans leur relation parce que c’est trop bĂŞte de partir comme ça, de casser ce qui Ă©tait un tel miracle… Alors Roux, après un regard Ă gauche, et un autre Ă droite, s’avance et fait les plus grands pas possibles en serrant d’une main le disque et de l’autre son bâton de marche. Il pense Ă Ethel et cela lui donne du courage. Il pense Ă tout ce qu’elle a apportĂ© dans sa vie, tout ce qu’il ne veut pas perdre. ArrivĂ© de l’autre cĂ´tĂ© de la route, et Ă l’entrĂ©e de son verger, il Ă©ponge son front en sueur.Reste le plus difficile Ă faire. Pouvoir lui parler. Il hĂ©site un instant se rappelant les remarques dĂ©sobligeantes d’AndrĂ©: « elle se moque de tes sentiments » et puis refusant la fatalitĂ©, s’avance par l’allĂ©e qui mène au cabanon.Le camp est tellement bruyant que personne ne l’entend. Cela court, cela parle haut dans une langue qu’il ne connaĂ®t pas. Roux passe sa tĂŞte blanche derrière une caravane, cherche des yeux Ethel dans diffĂ©rents groupes mais ne la trouve pas. Une sourde angoisse l’étreint. Pourvu qu’elle n’ait pas fait une bĂŞtise en apprenant la nouvelle…Elle Ă©tait partie si vite cet après-midi ! Un instant, Roux imagine la scène: la gitane dans sa jupe tournesol couchĂ©e sur le bitume, une mare de sang autour d’elle ! Non, elle n’a pas fait ça, il ne veut pas, ça ne peut pas ĂŞtre vrai.Une main se pose sur son Ă©paule, frĂ©missante:— Roux, qu’est-ce que vous faites ici ?— Ethel, mon Dieu, j’ai eu si peur ! Je…j’ai eu si peur d’un accident…La gitane sourit, caresse la joue de l’homme qui paraĂ®t si bouleversĂ© de la retrouver.— Il ne fallait pas vous dĂ©ranger pour moi ! Vous savez au camp, nous avons l’habitude des expulsions…C’est presque Ă©tonnant de rester dans un endroit plus de 4 jours. Et puis…c’était ma faute. C’est pour ça que je suis partie cet après-midi. Si je ne m’étais pas Ă©nervĂ©e, je suis sĂ»re que nous serions restĂ©s. Les gamins ne sont allĂ©s voler des framboises que par reprĂ©sailles, parce qu’ils trouvaient que votre ami avait sali mon nom. C’était de la vengeance stupide…Pardonnez-leur, pardonnez moi !— Tss-tss tss-tss tss-tss…C’est moi qui demande votre pardon Ethel. Pour moi, parce que j’aurais dĂ» intervenir quand AndrĂ© vous a insultĂ©e et puis j’aurais dĂ» me douter qu’il irait jusqu’au bout. Mais je pensais que son Ă©nervement retomberait et qu’il n’avertirait pas le sous-prĂ©fet…Et puis je ne vous ai guère dĂ©fendue quand Mme Bertin est venue troubler notre tĂŞte-Ă -tĂŞte…J’étais tellement submergé…et vous m’avez sans doute dĂ©testĂ©Â !— Non Roux…je…j’étais juste bouleversĂ©e…Mais venez ! Ma caravane est un peu plus loin au bord de la rivière, nous serons mieux pour parler que sur nos pattes.— Et vos amis ?— Je n’ai de compte Ă rendre Ă personne, sauf au grand chef qui a le mĂŞme âge que vous. Ce serait bien le diable s’il avait Ă redire quelque chose contre un de mes amis. Allons venez…Roux la suivit jusqu’en bordure de Couze, longeant les caravanes. Ils croisèrent deux femmes qui les dĂ©visagèrent avec curiositĂ©, se retournant sur leur passage avec un air soupçonneux. Mais Ethel dĂ©jĂ entraĂ®nait Roux Ă s’asseoir dans le grand fauteuil qui jouxtait sa caravane.— Attendez-moi, je reviens.Roux s’assit et sourit en la voyant apporter un plateau avec deux verres ballon de verveine Pagès ainsi que deux coupelles de gâteaux apĂ©ritifs.— Nous sommes peut-ĂŞtre expulsĂ©s demain mais avant je voudrais que nous fassions un peu la fĂŞte. Je vous sers ?— Un petit verre seulement. Après je ne pourrai plus rentrer chez moi !Ils sirotaient tout deux la liqueur en grignotant quelques chips lorsque enfin, il lui tendit le disque qu’il avait posĂ© sur ses genoux.— J’ai un cadeau…Brassens vous connaissez ?— Bien sĂ»r, je l’adore. Mais je n’ai pas autant de morceaux sur le cd que j’ai dans la caravane— C’est une compilation…— Je vois. C’est pour moi ?— Oui. Pour que vous ne gardiez pas un mauvais souvenir de Chidrac et des auvergnats…La gitane sourit.— Bien sĂ»r que non…J’aurai toujours votre visage qui restera dans mon cĹ“ur ! Vous ĂŞtes un vrai auvergnat, le mĂŞme que dans la chanson et mĂŞme beaucoup plus que ça…— Vous vous ĂŞtes mon tournesol…Je…C’est dingue comment en si peu de jours, ma vie a changĂ© grâce Ă vous ! Je…c’est sans doute stupide de vous dire tout ça alors que…et puis votre jeune âge et puis mes vieux os…mais tant pis. Les sentiments ça se commande pas ! Et je voulais pas vous laisser partir sans vous dire…LĂ quelque chose se coinça dans sa gorge. Alors il avala une gorgĂ©e de verveine et bredouilla:— Promettez-moi de revenir très bientĂ´t…Vous savez, je pourrais toujours me dĂ©brouiller pour que vous puissiez poser votre caravane sur mon terrain… Personne ne peut rien dire si le propriĂ©taire est d’accord et je sais bien qu’il n’y aurait aucun souci…Je…Ethel, restez !Ethel Ă©mue, lui prit les mains et les caressa tendrement.— C’est impossible mais je vous assure que si j’avais le choix, je resterais…Simplement, je ne peux pas abandonner la troupe comme ça ! Ça ne se fait pas dans nos coutumes. On est toujours ensemble, quels que soient la chance et les ennuis. C’est notre force, notre faiblesse aussi…Mais c’est comme ça ! Je…j’ai bien compris ce que vous voudriez me dire ! Moi aussi je vous aime ! Moi aussi j’ai envie de rester Ă Chidrac mais je…mon devoir est de continuer la route. Et de prendre le temps de persuader le grand chef de me laisser revenir ici. Je leur suis utile au camp. J’aide Ă la cuisine, je garde les gosses, je fais les comptes, je m’occupe des mamies qui ont du mal Ă manger…Ils me laisseraient pas partir…Et nous n’avons plus l’âge pour une fugue d’amoureux n’est-ce pas ?Roux baissa la tĂŞte.— Je ne veux pas vous perdre…Ma vie avant vous Ă©tait faite d’habitudes grises…c’est pas croyable comme je traĂ®nais ma carcasse. Et puis vous ĂŞtes arrivĂ©e et lĂ , je…je me sens Ă nouveau vivant, la vie a comme repris des couleurs. Et des couleurs d’étĂ©, de plein Ă©tĂ© chaud alors que j’entame dĂ©jĂ l’hiver de mon existence ! C’est un miracle…et un miracle, on le laisse pas…MĂŞme si c’est honteux peut-ĂŞtre Ă mon âge de penser des choses comme ça envers une femme de vingt ans de moins que moi. Je n’ai plus rien Ă perdre…sauf que je ne veux pas mourir seul.Sa voix est toute cassĂ©e quand il lui dit ça. Un vieux moteur Ă bout de forces.Ethel se penche en avant. Elle ne veut pas qu’il pleure. Elle enlace le vieil homme et niche sa tĂŞte dans le cou de Roux.— Écoute…je te promets que je reviendrai. Et en attendant, je te garderai une place au chaud dans mon cĹ“ur, et je t’écrirai aussi souvent qu’il me sera possible de le faire. J’ai ton adresse ne l’oublie pas…et quand tu verras du soleil, tu sauras que je pense Ă toi. Que je suis près de toi. Je reviendrai quand les pommes seront mĂ»res…Jusque là …nous aurons le temps chacun de notre cĂ´tĂ©, de mĂ»rir nos sentiments non ?Il a acceptĂ©. Et doucement, maladroitement, ils ont scellĂ© cette entente par un baiser. Un vrai, un lourd d’amour et de promesses, un de ceux qui rĂ©chauffent mieux qu’un grand feu de bois.Gilbert est restĂ© passer la nuit auprès d’elle. Et elle l’a laissĂ© dĂ©couvrir son intimitĂ©. Au matin, quand les premiers rayons du soleil ont Ă©clairĂ© la caravane, Ethel l’a rĂ©veillĂ© doucement.— Gilbert…Les policiers seront bientĂ´t là …Il a ouvert les yeux, tendu un bras vers sa compagne et murmurĂ© en souriant :— Je m’en fiche ! J’assume !— Peut-ĂŞtre mais, moi, j’ai pas envie qu’ils t’arrĂŞtent ou qu’ils accusent le clan de t’avoir kidnappĂ©. Allez debout ! Je vais faire du cafĂ©Â !Un peu plus tard, il quittait le camp, non sans avoir serrĂ© tendrement Ethel dans ses bras. Il en frissonne encore…Cinq minutes après, alors qu’il remontait le chemin des vignes, il entendait les sirènes de la police d’Issoire arriver.— La descente des cow-boys, pensa Roux.Il se retourna. Vit le jupon jaune d’Ethel tournoyer pour ranger les dernières chaises pliantes qui traĂ®naient. Elle savait dĂ©jĂ qu’ils devaient ĂŞtre partis dans l’heure. Une larme coula sur la joue de Gilbert et il serra les poings. Il n’avait jamais autant dĂ©testĂ© la connerie humaine !Quelques mois ont passĂ©, l’étĂ© a fait place Ă l’automne et cette fin octobre, froide malgrĂ© le grand soleil, fait monter une crise de rhumatismes comme toujours Ă la mauvaise saison. Les pommes sont mĂ»res et rougissent lĂ -bas dans les vergers. Roux les contemple chaque jour, espĂ©rant que leur maturitĂ© lui ramènera Ethel. Elle a Ă©crit. Une dizaine de lettres et de cartes qui ne quittent pas son chevet…Il les Ă©parpille sur le lit tous les soirs avant de s’endormir. Une manière de l’associer Ă son sommeil.Et puis, il a fait la paix avec AndrĂ©. Et pour une fois, AndrĂ© s’est excusĂ©. Sans doute, parce qu’il n’avait pas envie de se retrouver tout seul, AndrĂ© voulait prouver Ă Gilbert qu’il n’était pas, contrairement Ă ce qu’il croyait, qu’un vieux con bornĂ©.Ce matin, Roux en est sĂ»r, elle va revenir.Un tournesol Ă la tige tarabiscotĂ©e a fleuri juste Ă la limite de son jardin, dernier clin d’œil d’étĂ© au vieil homme, sans doute une de ces graines portĂ©es par les oiseaux et que le vent Ă semĂ© sur la terre grasse. Alors, depuis cette dĂ©couverte, il guette la caravane d’Ethel par la fenĂŞtre de sa chambre, les yeux fixĂ©s sur la dĂ©partementale. Il entend dĂ©jĂ Brassens rouler sur le bitume humide de la dernière pluie, et il sent la fraĂ®che odeur des noix tombĂ©es Ă terre.Un rire gai explose en contrebas. Un rire plein de malice et de tendresse qu’il reconnaĂ®t entre mille.— Alors monsieur Roux, vous continuez de rĂŞver ou vous m’ouvrez la porte ?Le soleil est revenu avec Ethel. Et comme le tournesol tardif et biscornu du fond du jardin, Gilbert Roux se tourne rĂ©solument vers lui. MĂŞme Ă soixante quinze ans, la vie est encore belle. Surtout près de ceux que l’on aime.